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Les yeux fermés : $b roman

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XLIV

Il est peut-être bon que les événements se précipitent, et que le malheur frappe les hommes sans leur donner le temps de réfléchir entre deux mauvais coups du sort. On descend ainsi d’un trait jusqu’au fond de sa peine, on la mesure, et rien ne peut plus accabler désormais la victime. Une chute lente doit défaire davantage les forces vives d’une âme. Je fus frappé, quant à moi, sans avoir le temps de respirer. Quand l’orage s’apaisa, — et c’est une lamentable vérité que tout orage se dissipe ou s’apaise, — je n’eus qu’à prendre conscience des ruines qu’il avait rapidement accumulées. Le bilan, il m’était facile de l’établir. Qui lirait ce cahier croirait, dès maintenant, que je vais déplorer l’accident malheureux qui me rendit aveugle. Hélas ! ma blessure fut plus profonde. Perdre la vue ne m’eût été que de peu, si je n’avais point perdu ma mère. Mais comment écrire cela sans laisser supposer qu’il y a de l’amertume dans ce que je veux dire ? Si je répète que je ne reproche rien à ma chère maman, je ne cherche pas à me convaincre qu’en effet je ne lui reproche rien. Faut-il, faut-il lui trouver une excuse ? J’incriminerais seulement cette longue absence que m’avaient imposée et le service militaire obligatoire et la guerre qui éclata lorsque j’allais être libéré. C’est la part de l’inévitable. Si ma mère s’est peu à peu détachée de moi, même à son insu, ne me suis-je pas simultanément séparé d’elle ? Je me suis mûri loin d’elle. Elle m’écrivait, certes, et des lettres toujours pleines de tendresse, et je lui en écrivais aussi ; mais comme elle est chétive, la tendresse que ne soutient pas le son de la voix on le regard des yeux ! Et puis, la mort de mon père avait tout mis en question. Ce fut le point capital. Je n’étais pas près de ma mère au moment dangereux. Et enfin, qui sait si, même près d’elle, j’aurais rien empêché ? Et qui me prouvera que, même sans la guerre, ce qui fut n’aurait pas été ?

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