Les yeux fermés : $b roman
LXXXII
Odette, choisie comme femme par Georges entre tant de femmes, est arrivée chez nous, dans notre quiète villa de Ciboure, comme la guerre et comme l’armistice tombèrent sur la France : inopinément, et pour y bouleverser tout. On dispute s’il est opportun que deux époux aient des goûts qui s’accordent ou s’il est préférable que leurs caractères se différencient afin de se compléter. Je ne hasarderai pas mon avis. Je constate seulement que, d’emblée, Odette et Georges paraissaient aussi excessifs l’un que l’autre. Voilà qui nous promettait, à Michelle et à moi, personnes sérieuses, de jolies heures de turbulence. Et c’est pourquoi nous décidâmes de leur abandonner la villa de Ciboure pour nous installer dans la maison de Guéthary, que ma mère nous avait abandonnée. Nous fîmes bien. Dans la villa de Ciboure, que nous avions conservée avec respect, Odette ne laissa pour ainsi dire pas un bibelot à la place qu’il occupait. En a-t-elle gardé même un ? Elle était férue d’art moderne. Elle se débarrassa d’un seul coup de tout le mobilier, trop vieux pour elle. Georges ne protesta pas. Elle décréta vraiment une mobilisation. Michelle était consternée. Odette lui répliqua :
— Est-ce que vous portez des robes à paniers et des capotes à brides ?
Georges riait aux éclats. Il disait :
— Quel phénomène !
Et elle riait plus fort que lui. Elle déclarait :
— Je ne veux pas de nids à poussière chez moi ; pas de Louis XV, pas de Louis XVI, pas de Louis-Philippe : je suis Troisième République. Et je ne veux pas davantage de meubles campagnards : je suis Parisienne.
Michelle subit l’orage comme nous avons subi la guerre : en silence. Je n’en fus pas surpris. Mais elle me dit :
— Pauvre Georges !
Et ensuite :
— Si elle compte sur nous pour fatiguer ses fauteuils cubiques, elle attendra longtemps, n’est-ce pas, Pierre ?