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Les yeux fermés : $b roman

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LXXI

Où est l’homme qui, depuis la guerre de 1914, ne se demanda pas maintes fois quel il serait si cette guerre n’avait pas été ce qu’elle fut, ou simplement n’avait pas été ? Loin de moi la prétention de dresser ici le bilan de l’univers, ou de l’Europe, ou même de la France. A ne considérer que le mien, j’aurais assez de motifs pour en remplir de commentaires tout un volume de trois cents pages. Mais à quoi ce soin me conduirait-il ? Descendons. Il sied aux médiocres d’être modestes. Je pense à mon mariage, et je pense à ma guerre, et je ne me hasarderai pas à poser trop de si. Pourtant, si l’obus qui m’aveugla m’avait arraché un bras ou une jambe au lieu de m’aveugler, tout n’eût-il pas été différent ? Pendant que la guerre s’achevait, sans doute n’aurais-je rien fait de plus que ce que j’ai fait. Mais, après l’armistice, quand le monde anesthésié se réveillait, je me serais mêlé à cette reprise de l’activité des hommes où le pire côtoyait le meilleur. Qu’aurais-je donc fait ? Je ne sais pas. J’ai senti autour de moi qu’un immense printemps s’animait, tandis que durait mon hiver. Le moindre détail a pour moi de l’importance. Noterai-je cette frénésie de voyage, de distraction, que je constatai parmi les gens qui revinrent de tous les coins où la guerre les avait postés ? Jamais Saint-Jean-de-Luz n’hébergea tant d’étrangers qu’il en hébergea depuis 1919. Et l’on dit qu’il en va de même partout. Sait-on combien il y avait, chez nous, de voitures automobiles en 1913, et combien dix ans plus tard ? La plupart de nos amis qui nous visitaient avaient la leur. Les femmes et les jeunes filles ne furent pas les moins ardentes à se livrer aux plaisirs qui s’offraient. Elles ont presque toutes coupé leurs cheveux, d’abord timidement, puis hardiment. Certaines, m’affirme-t-on, les portent plus courts que je ne les porte moi-même. Quel spectacle étrange ce doit être ! Michelle a suivi la mode, mais non point tout de suite. J’ai encore au bout des doigts le souvenir du jour où je lui découvris une nuque masculine. Il s’y joint le souvenir de ces orchestres barbares, alors nouveaux, qui font danser les couples désœuvrés et n’étonnent plus personne. Mais Michelle ne dansait pas et ne désirait pas une dix-chevaux.

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