Les yeux fermés : $b roman
XXXVII
A la vérité, si elle était toujours ma chère maman de toujours retrouvée, je m’aperçus que ma mère n’était plus la femme résignée, indulgente et silencieuse de jadis. Le soir de mon arrivée, nous eûmes une longue, longue conversation dans sa chambre. Elle au lit, moi sur une chaise basse, nous dévidions des souvenirs de mon enfance, ou je contais des événements de la guerre des soldats, ou ma mère me répétait des opinions de ministres et de généraux. A minuit, nous causions encore, et j’aurais causé davantage. Mais elle était accoutumée à s’endormir et à se réveiller de bonne heure, fatiguée qu’elle était après les dures journées de l’hôpital, et obligée de recommencer dès le matin. Je gagnai donc à mon tour ma chambre, ma chambre d’étudiant qui me parut à la fois plus étroite, plus grande, plus fraîche et plus obscure qu’il ne m’en souvenait. Sur la cheminée, un portrait de mon père avait été mis depuis peu. Mon père y gardait son visage autoritaire qui n’attirait pas l’amitié. Pauvre père ! Il s’était fait tuer courageusement pour sauver la retraite de sa division. Et ma mère ne m’avait rien dit de lui pendant toute la soirée, et je n’avais pas osé parler le premier, tant je savais que nous ranimerions de douloureux souvenirs. Ma mère, d’ailleurs, n’affectait pas de porter au dehors un deuil que, dans le fond de son cœur, elle ne portait pas davantage : elle avait trop souffert pour pleurer éternellement sans hypocrisie. Mais, moi, je regardais le portrait de cet homme qui était mon père, auquel je ressemblais, et qui n’avait su ni se faire aimer ni peut-être aimer. Peut-être, peut-être. Autour de lui, l’air devenait irrespirable, le silence s’installait, la contrainte pesait. Et peut-être souffrait-il plus que ceux qui souffraient à cause de sa sévérité. Peut-être, peut-être. Tombé en héros au début de la guerre, il ne laissait pas de chagrin profond derrière lui. Pauvre père ! Un an après sa mort, sa femme et son fils agissaient comme s’il n’eût jamais existé.