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Les yeux fermés : $b roman

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XIV

Sur mes années d’études à Paris, je ne m’étendrai pas. Elles furent pour moi ce qu’elles furent pour les jeunes Français de ma génération. C’était un temps d’existence facile, où l’on perdait maintes heures à lire les poètes les plus modernes. On avait conscience qu’on les perdait, ces heures, et on les perdait généreusement. On peut prétendre, après coup, que nous avions, peut-être aussi, conscience qu’une sombre destinée nous guettait. Certains, du moins, nous prédisaient des heures plus cruelles. Des menaces de guerre avaient déjà couru, en 1911. Au vrai, fort peu d’entre nous se souciaient de l’avenir, quel qu’il dût être, même effroyable. N’ai-je point passé trois mois, à l’École du Louvre, sur des inscriptions araméennes dont la connaissance ne m’était pas sans doute d’une utilité très urgente ? Et nous écrivions tous des vers. Nous ne jurions que par Moréas et Henri de Régnier. Avec un louis en bourse, on était riche pour tout un jour. On payait trois francs les Poésies Choisies de Verlaine et les Fleurs du Mal. Des restaurants offraient des repas à vingt-cinq sous. Nos petites amies ne se lamentaient pas sur le prix des bas de soie : elles avaient autant d’insouciance que nous. Est-ce que ce temps fut, vraiment ? J’ai envie de murmurer : « Je te parle d’un temps, tu n’étais pas au monde. » Je ne parle pourtant pas du XIVe siècle. J’ai vécu en ce temps-là. Mon père avait été nommé à Paris. Ma mère, en cachette, ajoutait à l’argent de poche qu’il m’allouait comme un prêt à un soldat.

— Tu ne dois rien recevoir pour rien, me disait-elle.

Comme un soldat encore, j’avais, tous les samedis, permission de la nuit. Quand je rentrais, j’entendais tousser ma mère : elle ne s’endormait pas avant de savoir que j’étais revenu au nid, et elle toussait pour bien me montrer qu’elle ne dormait pas. En vérité, en vérité, que ce temps est loin ! Et que j’ai de candeur à m’en rappeler le charme ! Mais un aveugle, qui tend l’oreille derrière le mur des vivants, l’aveugle que je suis, où se réfugierait-il, sinon dans ses souvenirs ? Et comment n’éprouverais-je pas quelque tristesse quand, dans ces souvenirs, ma chère Michelle n’a pas de place ?

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