Les yeux fermés : $b roman
XLIII
J’ai connu un soldat, un réserviste de trente-deux ans, qui, à l’issue d’une permission malheureuse, rejoignit son escouade sans tristesse et, le soir même, volontaire pour une patrouille d’audace, tomba entre les deux réseaux de fils de fer. Des camarades ramenèrent son cadavre. De la poche de sa capote, on tira une lettre d’adieu à sa femme infidèle. Ce fut une des premières nouvelles que j’appris, lorsque j’eus rejoint mon régiment en Artois, au point où je l’avais laissé, près de Neuville-Saint-Vaast, dans le chemin des Pylônes. L’homme, un fantassin, était célèbre chez les artilleurs pour sa gaieté, ses bons mots, et son goût de la vie. Débrouillard, il errait sans emploi fixe au milieu de la brigade. En rentrant de permission, il se jeta vers la mort. Je ne rentrais pas sans tristesse, moi, avant d’avoir achevé mon congé de convalescence. Je ne m’étais pas arrêté à Paris, pour échapper aux reproches de ma mère. Et quelle promesse emportais-je de Michelle ? N’avais-je pas tort de lui prêter quelque regret au moment de notre séparation ? N’était-il pas probable qu’elle prît le même air de circonstance à l’égard de chacun de ses blessés repartant pour le front ? Et je songeais que je rentrais à ma batterie après avoir tout perdu : l’espérance d’une Michelle aimée qui m’échappait, et, d’autre part, ce que je ne peux pas écrire. Étais-je découragé ? Michelle l’avait prédit : je ramenais au feu un homme neuf, qu’un peu d’expérience mûrissait. J’étais fatigué. J’aurais voulu dormir. Je dus satisfaire la curiosité de mes camarades, qui réclamaient des récits et des récits. Eux, de leur côté, me donnaient, au hasard d’une conversation sans règle, les nouvelles capables de m’intéresser. Ils avaient subi, le jeudi précédent, un bombardement à obus lacrymogènes. L’adjudant de la 4e batterie avait été tué : notre chef y était promu adjudant. Étrange soirée trop mémorable, où je me réintégrais dans mon rôle de soldat parmi tant de soldats !
Mais un appel brusque nous arracha de nos gourbis :
— Alerte ! L’infanterie demande le barrage.
Je courus à ma pièce avec les autres ; mon siège de pointeur était occupé, je servis de pourvoyeur. Les canons tonnèrent, incendiant la nuit. Tout le secteur aussitôt s’emplit de vacarme, et le ciel, au-dessus de la ligne, de fusées. Les Allemands répondirent. Une rafale de 105 s’abattit à cent mètres de ma batterie. Nous tirions sans compter. Les douilles, éjectées des culasses, sonnaient derrière nous. Soudain, une lueur immense jaillit sur moi avec un fracas effroyable : je tombais, assommé. Depuis lors, je n’ai plus jamais rien vu.