Les yeux fermés : $b roman
XLVII
Évidemment, un ami m’eût conseillé d’appeler aussitôt ma mère. J’y songeai moi-même. Que je l’appelle, et elle accourra, me disais-je. Devant son fils aveugle et qui a dorénavant besoin d’elle plus que jamais, elle s’empressera de décider qu’elle ne me quitte plus ; elle ajoutera, pour me rassurer, que sa lettre ne tendait qu’à une épreuve ; elle me jurera qu’elle n’avait pas eu un seul instant l’intention de se remarier ; dans ma joie, je ne protesterai pas, j’accepterai, je croirai. Mais puis-je croire ? J’ai vu ma mère sortir de la maison du capitaine Vuéron, à Passy. C’est le capitaine Vuéron, sans aucun doute, que ma mère veut épouser. Si elle le veut, c’est uniquement parce qu’elle l’aime : ce n’est point, comme dans sa lettre, pour se réserver un compagnon de vieillesse. Vieille, ma mère ? Elle n’a pas quarante-cinq ans. Elle est jolie. Il y a, au fond de ses yeux, des traînées mélancoliques. Mon père n’a pas su la rendre heureuse. L’a-t-elle aimé ? A-t-elle jamais aimé ? Je refuse de me le demander, maintenant. J’osai me le demander, alors. Tout fiévreux sous l’épais pansement qui encapuchonnait ma tête, j’examinai sans crainte les hypothèses, les probabilités, les apparences. Ma mère n’avait pas été heureuse, je ne l’ignorais pas. Au moment où elle pouvait l’être enfin, devais-je accepter, voire exiger, qu’elle se sacrifiât encore pour moi ? Et, en l’appelant à mon chevet, n’aurais-je pas exigé son sacrifice ? Je la connais : elle n’eût pas balancé. Mais, si elle a jadis souffert de n’aimer point, me disais-je, elle souffrira, cette fois, et plus amèrement, d’aimer en vain, et elle mourra sans avoir été jamais heureuse. Je résolus de ne pas l’appeler à mon chevet : une espèce de soif d’héroïsme me contractait la gorge. Le goût de la douleur, ou du chagrin si l’on préfère, il existe. Ma mère ne l’avait-elle pas eu, pendant mon enfance et ma jeunesse ? Je le tenais d’elle. Je résolus de lui cacher le plus longtemps possible que son fils était aveugle et qu’il pensait à elle, dans sa solitude et son malheur, tendrement, très tendrement.