Les yeux fermés : $b roman
LXXXI
Après dix années de mariage et de cette vie retirée que nous menions ensemble, Michelle a fini par ne plus refuser de me quitter. Depuis qu’elle est partie, comme depuis ce qui d’abord motiva son départ, je comprends mieux, non pas toute l’étendue de ce sacrifice constant qu’elle me consentait en demeurant obstinément près de moi, car je ne suis pas assez égoïste pour ne pas le comprendre, mais combien Michelle a forcé sa volonté pour se résoudre à m’obéir. Elle absente, les heures me semblent d’une lenteur déconcertante. Ma vieille Joséphine s’était alarmée, parce que je n’avais pas accepté de prendre le secrétaire que Michelle m’offrait. Chère Joséphine ! Elle invente, à tout instant, des raisons de venir voir ce que je fais. Et que fais-je ? Je vous trompe, chère Joséphine. Vous me trouvez à ma table de travail, devant mes fiches pour vous mystérieuses. Et je vous imagine, debout, les mains croisées sur votre tablier bleu, qui admirez, ainsi qu’il y a dix ans, que je puisse travailler seul avec mes grimoires que vous comparez à des dessins de canevas. Chère Joséphine, je vous trompe. Je ne travaille pas. Mes fiches ? Alibi. Je suis loin de vous, Joséphine, très loin. Je suis en Bretagne, à côté de ma Michelle. Je suis aussi à Ciboure, comme il y a dix ans, huit ans, six ans, quatre ans, deux ans, toujours à côté de ma Michelle. Et je vois tant de choses, Joséphine, sans que vous vous en doutiez, quand vous venez voir, vous, voir ce que je fais ! Vous croyez que je ne vois pas ? Et vous me plaignez peut-être. Un mendiant manchot et borgne m’a plaint, le jour de mon mariage. Je vous trompe tous, Joséphine. Ce n’est pas moi qu’il faut plaindre. C’est Michelle. Moi, je ne suis pas à plaindre, car j’aime Michelle. Mais cela, Joséphine, avec vos deux yeux bien ouverts, vous ne le voyez pas, vous ne pouvez pas le voir. Ma blessure est mieux cachée.