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Les yeux fermés : $b roman

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XIX

Il y a eu, dans cette guerre de 1914, tant de moments différents qu’il est nécessaire que je situe les miens. J’ai déjà dit, je crois, que je ne suis pas un héros. Je n’ai jamais pensé que j’en pusse être un. Qu’ai-je fait ? Rien d’extraordinaire.

J’accomplissais mon temps de service obligatoire dans l’artillerie de campagne, et, n’ayant aucun désir de galons, j’étais maître-pointeur à la solde journalière de sept centimes, quand la guerre éclata.

Qu’est-ce qu’un maître-pointeur ? Un servant, qui portait sur sa manche droite deux sardines de laine rouge et rien sur la gauche, qui maniait un volant et un collimateur, qui remplaçait le brigadier de pièce, qui était l’homme de confiance du capitaine, qui avait une responsabilité et ne s’en rendait pas toujours compte, et qui, en somme, ne pouvait s’enorgueillir d’aucune prérogative.

Comme tel, je fus à la bataille de Charleroi, qu’on ne nomma de ce nom que par la suite, et je vis claquer à cinquante mètres au-dessus de ma tête des 77 allemands qui produisaient de jolis petits nuages couleur d’absinthe et ne démolissaient rien, ce qui m’obligeait à douter des mérites de notre propre artillerie. Puis, ce fut la retraite, la fameuse retraite, la marche de jour et de nuit sur des routes encombrées de convois régimentaires et de voitures civiles, ou à travers champs, dont nous massacrions les blés afin de prendre position quand l’ennemi nous serrait de trop près. On mangeait lorsqu’on pouvait. On dormait à cheval et sur les caissons. On ne comprenait rien. Parfois, on tirait des obus. On ne voyait rien. Ou, tout à coup, on fuyait au trot sous des rafales de mousqueterie allemande ou française. On ne savait rien.

A la fin de la première semaine de septembre, on ne recula plus. Le lendemain matin, on vida les coffres. A midi, on nous annonçait :

— Face en arrière amenez les avant-trains, mais pour aller en avant !

Chacun son tour. L’ennemi se retirait. Nous n’avions rien vu. Nous vîmes des cadavres de soldats allemands carbonisés, des matelas souillés dans les bois, des équipements, des canons, des chevaux crevés qui empestaient. On remarcha dans la direction du nord-est, de jour et de nuit, sans manger, sans dormir, comme on avait marché dans la direction du sud.

On vit des prisonniers. Puis, on n’avança plus : nous étions arrêtés devant la montagne de Reims et le fort de Brimont. La guerre de tranchées s’ouvrait. Nous avions tous des barbes de quinze jours. Et nous constations que nos ceinturons étaient trop grands.

Nous, des héros ? Mais ces jours furent prodigieux.

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