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Les yeux fermés : $b roman

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LXII

Le jour de notre mariage, un mendiant m’avait jugé malheureux. C’est le premier mouvement d’un indifférent qui rencontre un mutilé. Combien d’autres songent d’abord à la compagne de l’infirme et au courage quotidien dont elle a besoin ? Si l’on réfléchit aux difficultés qui ont compliqué la vie des hommes depuis 1914, comment n’admirerait-on pas les femmes que l’affection et le dévouement ont attachées, malgré toutes les traverses, à ceux qui se promettaient de leur faire une vieillesse douce et qui leur revinrent de la guerre à jamais inaptes, et par exemple sans yeux ? Mais quelle part de gratitude n’exige pas une jeune fille qui était en droit de prétendre à son lot de bonheur et, se renonçant délibérément, détournant la tête devant les espoirs et les appels d’une existence moins éteinte, préféra tendre ses mains aux mains maladroites d’un aveugle ? A travers les âges, Antigone traîne une suite d’adorateurs respectueux, parce qu’elle refusa d’abandonner son père. Mais nous savons qu’elle chérissait depuis longtemps Œdipe et qu’Œdipe déchu, voire criminel, demeurait pour Antigone l’Œdipe de jours meilleurs. Quels souvenirs, en revanche, pouvaient peser sur ma Michelle, au seuil de ses vingt ans ? Vais-je avoir la fatuité d’écrire que l’amour poussa Michelle irrésistiblement vers moi ? Elle m’avait résisté, quand je la tenais sous le regard de mes deux yeux. Il faut plutôt parler, sans doute, de dévouement et de service. Servir, se dévouer, ce sont des mots que Michelle prononçait avec ferveur avant mon accident. Je dois, toutefois, noter qu’après mon accident elle ne les prononça plus jamais : elle avait trop de délicatesse. Est-ce une autre preuve d’amour ? Il ne m’appartient pas d’en décider. Mais il m’appartient de croire que, très jeune, très ignorante, et très généreuse, Michelle m’a tendu ses petites mains en fermant les yeux.

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