Les yeux fermés : $b roman
LXVII
Je n’ai peut-être pas eu tort de remettre à plus tard la composition des livres que j’ai rêvé d’écrire. Qui se pencherait sur ces feuilles de papier où je pointe mes souvenirs, afin de me distraire de ma peine pendant que Michelle est loin de moi, approuverait mes scrupules : je suis décidément un mauvais écrivain et, en tout cas, un mauvais romancier. Que penserait-on, en effet, d’un personnage de roman qui, rencontrant le bonheur au moment que la Providence le blesse par ailleurs sans pitié, ne sait plus se rappeler que ses recherches de bibliographie ? Mais je n’écris pas un roman. C’est mon excuse. Et ces recherches que je faisais avec mon indispensable Michelle, elles m’empêchaient de me rappeler trop souvent le chagrin que je tenais de ma mère. Elles m’aidaient aussi à supporter avec patience ces jours de la guerre que tant de gens, moins de dix ans après l’armistice, paraissent avoir oubliés : 1916, l’année de Verdun et de la Somme, où l’on comprit que l’Allemagne ne vaincrait pas, — 1917, l’année où les Français réoccupèrent Noyon et pleurèrent les arbres massacrés, année d’inquiétude, d’attente et de déception, — 1918, l’année du grand péril, du grand effort et de la grande joie, année de Mangin, de Gouraud et de Foch, dernière année, — j’ai, dans l’inaction et dans l’ombre, passé mes jours et mes nuits de ces années de guerre comme sur un navire en détresse au milieu d’une mer sans rivages.
Mon bonheur, le bonheur que me donnait Michelle, je ne l’acceptais pas sans une espèce de remords qui me le gâtait. Aveugle, j’avais payé ma part de sacrifice, dira-t-on. Mais, aveugle, je craignais qu’on ne me dissimulât des choses qui m’eussent troublé. Le régime des restrictions qu’on avait instauré ne me rassurait pas. Certes, autour de nous, quelquefois, des amis ne se gênaient pas pour plaisanter, pour rire, pour s’amuser. Que pouvais-je en conclure ? Rien. Car il est humain qu’on se raccroche à n’importe quelle joie dans les époques de misère.
Me croirait-on, si je déclarais que la nouvelle de l’armistice, loin de me soulever comme elle souleva tant de gens, m’a serré le cœur ?