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Les yeux fermés : $b roman

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III

Quiconque a ses deux yeux sourirait de mon ambition. Je connais à quelles difficultés je me heurterai. S’il suffisait d’être malheureux pour créer une œuvre d’art, musées et bibliothèques seraient pleins de splendeurs. Je songe à Beethoven, devenu sourd, qui n’entendit jamais ses plus belles symphonies. Mais quel supplice, quand on n’est pas Beethoven ! On dit que Gabriele d’Annunzio, devenu aveugle, écrivait ses vers un par un sur de longues bandes de papier. Mais, si l’on n’est pas un poète lyrique de l’envergure de Gabriele d’Annunzio, comment se risquer à tenter l’aventure ? Aussi n’ai-je pas tant de vanité. Avec ce qu’il me plaît de consigner en ces pages, que d’ailleurs je ne suis pas certain d’achever, je n’ai pas l’intention de composer un livre pour le public. C’est mon histoire que je veux conter, elle me lie de trop près ; elle n’appartient pas à moi seul ; je n’aurais pas le cœur de la travestir ; et je ne suis pas assez impudent pour la conter à tout le monde. Au surplus, parce que je suis aveugle, j’aurais l’air de solliciter la pitié du lecteur. Je n’accepte pas la pitié de n’importe qui. Je n’accepterais peut-être aucune pitié. J’écris pour moi, pour plus tard comme pour tout de suite, pour tromper les heures de ma solitude et pour que Michelle, un jour, qui sait ? apprenne ou comprenne, — plus tard, plus tard, quand nous serons vieux, ou quand j’aurai disparu. Personne autour de moi, puisque Michelle est loin, ne peut en ce moment déchiffrer ce que j’écris. Aux yeux de ma vieille Joséphine, qui lit fort mal l’écriture ordinaire, mes pages de points sont de parfaits grimoires parfaitement inintelligibles. J’ai devant moi vingt-sept jours de loisirs et de liberté. A moins d’imprévu, j’aurai sans doute plus de temps qu’il ne m’en faut pour aller jusqu’au point final. Si j’écrivais un roman, je montrerais moins d’assurance. Une œuvre d’art exige d’autres soins. Mais ma voie est différente. J’écris mon histoire, pour moi, et non plus même pour Michelle, comme je l’ai d’abord souhaité ; car il serait navrant qu’elle pût penser, un jour, que j’ai désiré jouer au héros.

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