Les yeux fermés : $b roman
XCIV
Nous sommes les esclaves de nos habitudes, de notre caractère, de notre réputation. Quand Jacques n’était pas là, je feignais des migraines et laissais Michelle libre de suivre ou de ne pas suivre la bande joyeuse. Quand Jacques eut complété la bande, je ne pus pas ne pas continuer d’agir comme j’agissais, et de feindre encore des migraines pour échapper à ce qu’on nomme des parties de plaisir, et d’accorder à Michelle la même liberté. Mais ce que furent alors pour moi ses escapades, je ne me sens pas le courage de l’analyser ici. A cette heure où je n’ai pas recouvré le sang-froid nécessaire, j’aurais honte de tout confier au papier bienveillant, même pour moi seul. Et j’aurais peur d’offenser Michelle, ma chère Michelle, qui ne mérita peut-être jamais les soupçons les plus légers. Mais Jacques était trop séduisant. Il l’était avec trop d’assurance à la fois et de simplicité. Je crois qu’il n’a pas voulu séduire Michelle. Il est moralement trop propre pour que je le suspecte. Oserai-je, cependant, écrire qu’il pouvait séduire malgré lui ? Tous les raisonnements chancellent devant mes présomptions. Écrirai-je que, Jacques ayant repris sa place dans la bande joyeuse où, d’ailleurs, il n’était pas d’une joie excessive, Michelle se montrait moins loquace, au retour de ses escapades ? Et le silence n’est-il pas quelquefois plus grave que de graves paroles ? Or, si Jacques était trop séduisant, Michelle est trop franche, et de la même façon, avec assurance et simplicité. J’ai donc peut-être le droit de me demander pourquoi elle évitait de parler de Jacques. Tous les éloges qu’elle m’eût faits de lui, toute la sympathie qu’elle lui eût vouée ouvertement, toute l’amitié qu’elle n’eût pas dissimulée, tout valait mieux pour moi que son silence. Le silence, pour un aveugle, est plein d’embûches.