Les yeux fermés : $b roman
XXIV
Il n’est pas rare, je le sais, qu’une mère n’ait pas une affection sans bornes pour le gendre ou la bru qui lui arrache, croit-elle, la fille ou le fils qu’elle chérit ; et le gendre ou la bru, qui le sentent, se trouvent empêchés d’essayer de la conquérir. Tout cela n’est, en somme, que naturel. Mais pour moi, qui ne me doutais même pas que j’aimais déjà ma petite infirmière compatissante, quelles conclusions pouvais-je tirer de l’attitude agressive de ma mère ? Que je courais quelque danger, connu de ma mère, ignoré de moi, à aimer Michelle ? Et que j’aurais tout intérêt à ne pas l’aimer ? Et que je ne l’aimerais pas ? Peut-être. Mais c’eût été prendre une décision sans rapport à la réalité. Est-ce que j’aimais Michelle ? Est-ce que je songeais à l’aimer ? Pas le moins du monde. Il m’a fallu vieillir, et vieillir en aimant, pour concevoir que j’aimais parce que je ne songeais pas à aimer. Mais comment ma mère pouvait-elle avoir si tôt un si juste pressentiment de l’avenir ? Je me le suis longtemps demandé. Cependant, si l’on ne commande pas à son intelligence et si l’on cherche en vain à entraver les découvertes où elle se hâte, il est plus facile de retenir sa plume ou son stylet. Que dirait-on de moi, si j’osais écrire ici ce que je pense ? Car j’ai toujours pour ma mère le même respect, la même vénération, la même tendresse que jadis. Ce n’est pas ma faute, si je n’ai plus loisir de lui en donner des témoignages constants. Mais je ne peux pas me résoudre à fixer clairement ma pensée. Car Michelle non plus ne fut pas coupable : elle était prête à chérir ma mère autant que je la chérissais. Le fossé ne fut pas ouvert par Michelle, qui, d’ailleurs, ne prit jamais l’air d’avoir triomphé. Je vais plus loin. Je suis convaincu que, même sans Michelle, sans n’importe quelle Michelle même, ce qui fut aurait été. Que ma mère demeurât si peu de jours, si peu d’heures auprès de moi qui étais blessé et qu’elle n’avait pas vu depuis plusieurs mois, — et quels mois ! — voilà qui me surprit d’abord. Les raisons qu’elle me donnait pour rentrer à Paris ne me semblaient pas irrésistibles. Eût-on refusé un long congé à une infirmière-major dont le fils était blessé et soigné loin d’elle ? Ou n’eût-elle pas obtenu qu’on me transférât à son hôpital ? Je m’étonnais qu’elle ne me l’eût pas offert. Il est vrai que je n’eus pas davantage l’idée de l’en prier. Je ne m’étonnai plus, quand je remarquai, à quelque temps de là, qu’elle m’avait fort peu parlé de mon père. Mais ce fut par un effet de ce qu’on appelle l’esprit de l’escalier.