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Les yeux fermés : $b roman

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LXXIX

Cette amertume, à laquelle je viens de céder, ne m’est pas coutumière. Je sais trop qu’il ne faut pas exiger que les hommes ne soient pas des hommes avec toutes les faiblesses que l’indulgence accepte. Mais qui n’excuserait, s’il m’entendait, le mouvement d’humeur qui m’entraîna ? N’est-il pas naturel que nous imputions, plus qu’à nous-mêmes, aux autres, ou au destin, ou à la divinité, les malheurs ou les douleurs qui nous frappent ? L’exemple est tout-puissant. Cette amertume, à laquelle j’ai cédé dans un moment de dépression, Georges, l’impétueux Georges, y cède plus souvent que moi. J’ai dit que je ne le comprends pas, car il est tout en contradictions violentes. Je crois, néanmoins, qu’ayant quitté, par caprice ou dégoût, la marine où son ardeur trouvait emploi, il le regrette sans l’avouer et qu’il cherche vainement à s’employer ailleurs : d’où ses tentatives diverses et ses échecs, et ses colères, et son obstination, et ses nouveaux échecs dont il se venge par des sarcasmes. Combien de fois et en quels termes décourageants n’a-t-il pas vitupéré devant moi les mœurs actuelles ? Il a un don de satire indéniable. Je le crois malheureux en secret, comme beaucoup d’hommes d’aujourd’hui. Et la tristesse est contagieuse. Lorsqu’il n’était pas encore marié et qu’après une escapade il se réfugiait à Ciboure auprès de nous, il se mettait sans effort apparent à notre ton. Durant quelques jours, il menait paisiblement notre existence paisible. Puis, tout à coup il se secouait et nous échappait, fonçait au milieu de l’agitation du dehors, s’agitait et s’oubliait. Tant qu’il fut célibataire, Michelle et moi l’accueillîmes toujours avec joie : il nous apportait un peu de cet air extérieur que nous ne respirions guère dans notre solitude. Quand il se maria, tout devint différent, et lui-même pour commencer. Mais que ne nous a-t-il laissés à notre solitude ?

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