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Les yeux fermés : $b roman

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LXXIV

En écrivant, on prend sa revanche contre le destin qui nous trahit. On passe d’un pied léger par-dessus les trois cent soixante-cinq jours d’une année et l’on s’attarde autour d’une heure. Ainsi un romancier se concède l’illusion de diriger les causes et les effets et de disposer du temps à sa guise. Chétive revanche, que chacun peut s’octroyer. Mais le temps, qui ne m’appartient pas, me presse ; et, si je veux avoir tout consigné dans ces pages avant le retour de Michelle, je ne dois plus m’attarder.

Que furent les années qui ont coulé depuis notre mariage ? Il me faudrait des mois pour l’écrire. En gros, ce furent des années d’une entente parfaite, que coupèrent des douleurs fraternellement endurées et des joies communes, de même qu’il en arrive dans tous les ménages unis. Et une telle banalité ne mériterait pas d’être stipulée, si, quant à moi, je ne réservais pas à Michelle une gratitude ferme pour cette entente de toutes les heures qui fut la nôtre. Après dix ans de mariage, — déjà dix ans ! — je peux le reconnaître sans la flatter : je ne sais pas si, devant Michelle aveugle, j’aurais eu la patience égale qu’elle eut devant l’aveugle que je suis. Répéter le mot de dévouement ne signifierait plus rien. D’autant que je n’étais pas seul à réclamer les soins de Michelle.

Dès le début de 1919, sa mère, que la mort du benjamin avait brusquement vieillie, s’alita. Paralysée des jambes, résignée, silencieuse, elle supportait son mal avec courage, mais sans désir de guérison.

— Chacun son tour, disait-elle à mi-voix.

Et :

— Dieu veuille que je ne vous sois pas à charge trop longtemps !

Femme admirable, qui avait eu une vie sans éclat, elle mourut, sans plainte ni regret, après quarante mois d’agonie.

Entre elle et moi, Michelle, sans regret ni plainte exprimés ou suggérés, usa quarante mois de sa jeunesse. Le jour de l’enterrement, elle pleurait comme si elle n’eût pas attendu pareille douleur.

— Je n’ai plus que toi, me dit-elle.

Elle ne pensait même pas qu’elle avait encore son frère Georges.

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