Les yeux fermés : $b roman
LXVIII
1916, 1917, 1918, années cruelles. Michelle était aussi d’un caractère trop entier pour que ces premières années de notre mariage ne fussent pas empreintes d’une gravité sans échappées. Toutes les attentions dont elle m’entourait ne me trompaient pas. Michelle, qui avait été une jeune fille sérieuse, ne fut jamais une jeune femme que son bonheur de jeune femme enivre. Tendre, elle gardait sa réserve. Je n’ai pas le courage de me demander si elle ne m’a pas donné sa main par esprit de dévouement plutôt que par goût. L’autre mot, je refuse de l’écrire. Je ne peux pas effacer de ma mémoire le regret qu’elle m’avait avoué de n’être pas un homme pour servir. Sans la guerre, sans ma blessure, m’aurait-elle donné sa main ? Et ne dois-je qu’à mon infirmité d’avoir réussi ? Je ne peux pourtant pas non plus effacer de ma mémoire tant de menus incidents, de paroles ou d’actes, qui prouveraient, à moins modeste que moi, qu’il y avait en Michelle autre chose qu’un appétit de sacrifice. Tout ne se feint pas. Mais quel regret vais-je, à mon tour, avouer ici ? Et que souhaitais-je donc ? Et vais-je glisser à des reproches, même s’ils demeurent enfermés pour moi dans ces feuilles de papier où j’aligne des combinaisons de points ? Ne seras-tu jamais content, homme qu’une mère chérie et chérissante rendit trop faible et trop inquiet ? Comment la voulais-tu donc, ta Michelle, sinon telle qu’elle fut ? Et qu’aurais-tu dit si, dans la femme qu’elle devint, tu n’avais plus reconnu la jeune fille que tu aimais ? Je m’interrogerais en vain. Je sais pourquoi. Je sais. Je sais. Je serais moins inquiet si, un jour, un seul jour, une seule heure, une seule minute, j’avais pu voir, revoir, le regard de Michelle. Je tends tout mon souvenir vers le regard de Michelle jeune fille, de Michelle petite infirmière compatissante. Qu’est-il devenu, ce regard de ma Michelle ?