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Les yeux fermés : $b roman

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XCVI

Je triche. J’essaye de me dérober au dessein, que je me proposais en commençant, de fixer sur le papier, par des mots, ces épingles, le brouillard de mes sentiments. L’entreprise était, sans doute, au-dessus de mes forces. J’ai reculé devant des précisions qui auraient peut-être détruit mon inquiétude. J’ai reculé pour ma mère. J’ai reculé pour Michelle. Le temps me manquerait si je voulais me ressaisir et ne plus me dérober. Mais à quoi bon ! Je sais ce que je sais, et je ne sais rien. Et qui peut se vanter de savoir quelque chose ? La bande joyeuse que la terrible et charmante Odette entraîne à sa suite n’a pas de si décevants soucis. Il m’est, du moins, expédient de le présumer. Elle vit, la bande joyeuse. Que lui fait le reste ? Ce matin, elle était ici. Demain, elle sera là-bas. Où ? Ils verront. Ils voient. Ils vivent. Ils ne savent pas ce que c’est que de vivre et de voir. Ils vivent. Ils sont heureux. Peut-être. Il faut toujours que je glisse un peut-être dans mes noires réflexions. Eux ne s’embarrassent pas de ces scrupules. Ils ont des voitures, ils roulent, ils courent, ils dansent, ils s’amusent, ils s’ennuient, ils arrivent, ils s’en vont. Ils ignorent que, derrière eux, ils laissent une femme qui vivait aussi, mais autrement, avant de les connaître, et que le bruit de leurs chansons émeut peut-être encore dans sa retraite, au fond de la Bretagne. Ils ignorent que, derrière eux, ils laissent un homme que la guerre avait mutilé et que leur turbulence a meurtri. Ils sont heureux. Ils méritent de l’être. Qui mérite d’être malheureux ? Celui-ci, ou celui-là ? Et pourquoi ? Au fond de sa Bretagne natale, Michelle prie dans l’église de son enfance. Elle retrouve peut-être la paix que nous avions perdue. Je ne saurai pas si elle l’a retrouvée. Elle ne me le dira pas. Je ne l’interrogerai pas. Nous resterons dans la nuit. La bande joyeuse court, chante, et danse.

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