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Les yeux fermés : $b roman

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LXXIII

Des amis sont venus me visiter aujourd’hui. Ma vieille Joséphine maugréait. Elle maugrée quand elle n’est pas contente d’elle-même. Sans doute avait-elle négligé la maison et, en bonne domestique, craignait-elle qu’on ne reportât sur mon dos une responsabilité qu’elle seule assume. Elle est bien vieille, ma vieille Joséphine, et bien excusable si ses forces ne répondent plus à sa volonté. Mais faut-il que j’impute à Joséphine l’air d’abandon qu’avait peut-être la villa ? Il m’a semblé que mes amis n’étaient pas, aujourd’hui, tels qu’ils sont d’habitude. Sans doute sentaient-ils comme moi qu’il manquait à la maison celle qui y met de la vie. Mais pourquoi m’a-t-il semblé que tous évitaient de nommer Michelle ? Chaque fois que, pour ma part, j’essayais de la nommer, la conversation tombait, ou bien l’un d’eux parlait d’autre chose. Est-ce une impression fausse, que je dois ajouter au compte de mon inquiétude ? Mais comment le savoir ? Et pourquoi ces amis sont-ils venus ? Toute mon inquiétude se renouvelle. Hier, si fiévreux que je fusse, j’attendais avec sérénité le retour de Michelle. Ce soir, mes amis partis, je m’interroge avec angoisse. Va-t-elle revenir ? Mes amis ignorent-ils tout ou n’ignorent-ils rien ? Ou n’ont-ils que des soupçons ? Mais, moi-même, que sais-je ? Ils ont parlé de la Russie et de l’Allemagne, de pétroles et de blé, du plan Dawes et d’Aristide Briand, du relèvement de notre franc, d’impôts, d’évacuation de la rive gauche du Rhin, de Guillaume II et de Mussolini. Du tout ils parlaient sans passion, comme, avant la guerre, on parlait d’une pièce de Tristan Bernard ou d’un voyage du tsar Nicolas II. Ils m’ont semblé très loin de moi, beaucoup plus loin que Michelle, qui est très loin et que j’attends. Se croyaient-ils dans la maison d’un mort, après les funérailles ? Ils m’ont rendu à mon inquiétude. Moi qui espérais leurrer ma peine en la délimitant, quand j’entrepris de l’élucider ici, dans ces feuilles de papier qui s’accumulent sous mes doigts, me voici plus tourmenté qu’au moment du départ de Michelle.

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