Les yeux fermés : $b roman
XVII
Je ferais un bien mauvais écrivain. Voilà que j’ai l’air d’oublier que j’avais mis ma mère au-dessus de tout et, sans transition, je déclare que je tins d’une autre, après ma première blessure, le goût de revivre. Attiré par le nom de Michelle, j’ai devancé les événements pour arriver plus vite à la cause du drame ; je n’ai pas eu davantage le temps d’échapper à la nostalgie de la guerre. Je m’en excuserais, si la guerre ne m’avait pas fermé les yeux à jamais après avoir placé Michelle sur mon chemin, si je ne tirais pas de la même source ma misère et ma consolation. Mais il y a plus : la guerre aussi m’a pris ma mère, par contre-coup, et de façon navrante pour le fils que j’étais. Comment noter cela sur le papier, comment le préciser avec des mots, sans risquer d’en dire plus que je ne veux, que je ne dois, que je ne peux en dire ? Car c’est lentement, malgré elle sans aucun doute, que ma mère s’est détachée de moi, même si elle ne le chercha point.
Mais voilà que je vais encore trop vite et que je devance les événements. Je risque, cette fois, d’embrouiller tout. Au reste, plus je diffère l’instant où j’inscrirai ici l’origine du mal, plus je mériterai qu’on m’accuse d’ingratitude ou d’insensibilité.
Mais suis-je responsable si la mort de mon père ne m’a pas ému outre mesure ? Il avait toujours semblé refuser qu’on l’aimât. Quand éclata le coup de tonnerre du 2 août 1914, je ne l’avais presque pas vu depuis environ deux ans, car j’achevais en Normandie ma deuxième année de service militaire. Le 5 août, je partais pour la frontière de l’Est sans avoir embrassé mes parents. Le 21, je recevais le baptême du feu près de Charleroi. Le même jour, à quinze kilomètres de mon régiment, mon père, à la tête du sien, se faisait tuer pour protéger la retraite de sa division. Je ne l’appris qu’après la bataille de la Marne, devant Brimont, par une lettre de ma mère.
Ma mère, elle, dès la mobilisation, avait rejoint son poste, dans un des grands hôpitaux de Paris. Nous nous étions vus pour la dernière fois le 8 juillet 1914. Je ne la revis que le 20 mai 1915, quatre jours après mon arrivée à l’hôpital de Saint-Jean-de-Luz, où elle accourut quand elle sut que j’étais blessé. On m’avait déjà charcuté le bras ; et le premier sourire qui s’était penché sur mon lit venait de Michelle.