Les yeux fermés : $b roman
V
Certes, quand je remonte le long de mes souvenirs, les couleurs ne troublent pas mon attention. J’ai pris dans la nuit l’habitude nécessaire d’évoquer les choses autrement. Quelle est ma dernière image de Michelle, de Michelle prête à me quitter, il y a quatre jours ? C’est l’image d’une Michelle un peu triste : sa voix était mal assurée, et sa main cherchait à ne pas s’attarder dans la mienne. Je me la représente, ma chère Michelle, détournant la tête avec l’envie de me dérober le secret de son regard, comme si je devais le voir, ou voir qu’elle détourne la tête, et comprendre. N’avait-elle pas eu ces gestes, ces mêmes gestes, et cette voix, lorsque je la quittai, en août 1915, après ma première blessure et ma convalescence ? La scène eut lieu dans le vestibule de la même maison. Je partais alors vers un avenir incertain, mais j’étais encouragé par la promesse que je croyais lire aux yeux fervents de ma jeune amie. Cette fois, je suis resté. Michelle, à son tour, partait. Quelle promesse aura-t-elle trouvée au fond de mes orbites dévastées ? Je lui tendais toute ma tendresse muette, que l’orgueil et la prudence m’imposaient de ne pas trahir. Aura-t-elle compris ? Il fut un temps où elle se flattait de saisir le plus fugace de mes sentiments à des signes pour toute autre imperceptibles ; et ma mère, qui en doutait, en fut jalouse. Ainsi, elle prévenait le plus souvent mes désirs en m’épargnant la peine de les exprimer jusqu’au bout. Ma mère avait le coup d’œil moins prompt. Michelle triomphait avec une pudeur de fiancée. Ce temps est déjà loin. Je le dis sans amertume. Je sais trop que rien n’est immuable ici-bas, et je n’accuserai ni Michelle, ni ma mère. Il ne faut pas que j’oublie que Michelle était très jeune quand nous nous sommes fiancés et que fut assez lourde l’atmosphère où nous avons vécu depuis 1918. Quant à ma mère… Mais je ne peux pas tout dire d’un coup.