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Diamant noir

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VIII

Il lut tout, pendant une heure, et relut tout, pendant une autre heure, avec le sentiment de l'ineptie de tout cela, si profond en lui que rien ne s'émut dans son cœur. Il se disait bien qu'il fallait relire et qu'il fallait être convaincu, puisque tout cela était écrit et signé et affirmé cent fois, mais les affirmations qui sortaient de ces papiers à demi noircis étaient si absurdes en regard de l'affirmation contraire que lui donnaient les moindres objets autour de lui, les moindres paroles, les moindres gestes de la morte, inscrits en lui, les traits du visage de Thérèse, le regard des yeux de Thérèse, et aussi son propre amour pour leur fille,—qu'il continuait à être insensible, comme un homme, frappé de la foudre, meurt sans le savoir, et reste, étant mort, dans l'attitude de la vie, sans étonnement ni douleur. Cela était comme si cela n'était pas.

Enfin, las de l'immobilité de sa pensée, il se décida au mouvement, il se leva. Et aussitôt, comme si ce mouvement physique eût déclanché un ressort dans son esprit, il se rappela nettement le ton affectueux avec lequel elle lui parlait de ce Lucien, à l'époque où il avait exigé qu'elle cessât de le voir. Elle disait: «Ce pauvre Lucien!» Et dans son cœur, la voix de la morte, cette voix que nulle oreille ne pourrait plus entendre, dont les vibrations ne pouvaient plus se reproduire, plus jamais, jamais,—cette voix, dans le silence de ce cœur d'homme, résonna comme au temps où l'oreille pouvait en percevoir le son, toute pareille, comme un air musical qui s'éveillerait, juste et précis, dans la mémoire d'un muet, et il entendit les mots: «Ce pauvre Lucien,» si distinctement prononcés, qu'il ressentit, dans les profondeurs de son être, cette vive piqûre, suivie d'un brusque sentiment de détresse,—qui est l'annonce de la jalousie. Il la ressentit comme aux jours où il exigeait de Thérèse l'abandon de son ami Lucien. Et en même temps toute la confiance sortit de son cœur. Son involontaire et mystérieuse résistance aux affirmations répétées des horribles lettres tomba d'un seul coup. Les années d'amour qui protégeaient Thérèse contre tout soupçon—furent oubliées. Son cœur à lui, qui était enveloppé et protégé par ce souvenir comme par une armure, se trouva nu, et le soupçon y entra comme une pointe de fer empoisonnée.

Alors, il lui vint, du fond de la mort, un trouble qui, semble-t-il, ne peut être donné que par la vie. Il éprouva une envie sauvage de voir Thérèse pour l'interroger et la tourmenter, pour l'insulter, pour la frapper peut-être! Mais elle était derrière le grand voile, sauvée dans l'invisible, trompeuse dans l'éternité, à l'abri de lui, hors des passions. Il arrivait trop tard. Elle était dans le lieu où toutes les âmes ont droit d'asile. Il se heurtait à la muraille des tombes. Il n'avait plus qu'à se taire, à subir l'horreur. La morte saisissait le vif, mais lui, il ne pouvait plus rien contre elle. Sa tendresse l'avait accompagnée, caressée par-delà la mort,—mais sa fureur, devant la mort, s'arrêtait impuissante... Le châtiment était impossible!... Et il n'y avait pas à douter; tout n'était-il pas écrit, signé, répété? ici: «je vous aime...», là: «notre faute...», ailleurs: «notre chère enfant, la chère petite», et encore: «ce pauvre diable de mari...», et plus loin: «que voulez-vous! nous étions forcés à cela.» Et les explications suivaient, claires, formelles, abondantes.... Oh! mon Dieu!

Tout à coup, il poussa un hurlement de loup, mit sa tête entre ses deux poings crispés qui arrachaient des touffes de cheveux; ses dents claquèrent; et celui qui avait été fort devant la mort se trouva anéanti devant la trahison.

Son cœur crevait, se regonflait et crevait encore. Il montait, du fond de sa poitrine, d'horribles râles de colosse terrassé. Dans ses yeux tuméfiés, les larmes venaient et ne sortaient pas, comme si elles se fussent brûlées elles-mêmes, et tout à coup elles jaillirent comme jaillit le sang d'une blessure brusquement ouverte....

Toute sa puissance de penser, de comprendre, de sentir, était concentrée sur une chose unique, nouvelle, dont il souffrait éperdument: l'horreur d'avoir cru au mensonge permanent, l'abomination d'avoir fait une idole vénérée, d'une misérable femme....

Il n'y avait plus qu'un mot pour sa douleur, et c'était: «oh! oh!» le monosyllabe triomphant qui exprime les angoisses inexprimables, les terreurs et les stupeurs; «oh! oh! oh!» et pendant une heure il le répéta jusqu'à ce que, par épuisement de ses forces physiques, il ne le laissa plus sortir de ses lèvres qu'à de rares intervalles et sur un ton qui allait s'affaiblissant, se perdant dans les profondeurs innommées de sa conscience....

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