← Retour

Diamant noir

16px
100%

XXXIX

Études et conversations avec Gottfried, récréations avec Jacques, le monde des bêtes à observer, le cheval, le bateau, la pêche ce matin et demain la chasse, tout cela prend du temps, et les quatorze ans de Nora sont derrière elle. Elle a quinze ans. Elle est petite pour son âge. Et Dieu sans doute, selon le proverbe, la fit ainsi pour la faire avec soin.

Quand elle a voulu son petit fusil, c'est encore Jacques qui lui a fait tuer sa première pièce. Il la fit s'exercer d'abord sur une cible, puis ils allèrent tous deux sous le grand chêne et ils attendirent.

—Là, là! regardez, mademoiselle. C'est un ramier, un «favard!»

—Où? je ne vois pas bien.

—Là! tenez, tout à côté de ce bout de branche brisée.

Elle épaule, vise, le doigt sur la détente qu'elle presse lentement... Si forte était son émotion, qu'elle entendait son sang bourdonner et battre... Le coup partit. L'oiseau, avec un grand bruit d'ailes palpitantes au travers des branches, tomba jusqu'à terre. Jacques courut le ramasser.

—Il est beau, mademoiselle! voyez les belles plumes de la gorge.

Elle regardait la tête pendante du ramier, couché sur le dos, dans la main de Jacques, ses petites pattes en l'air, sa poitrine rougie...

—Oh! fit-elle joyeuse,—en plein cœur!

Elle ajouta:

—C'est moi qui l'ai tué... je le mangerai toute seule! C'est meilleur, n'est-ce pas, le gibier qu'on a tué?

Il ne put s'empêcher de dire:—Ça ne vous a rien fait, à vous qui aimez les bêtes, l'idée d'en tuer une si jolie?

Elle réfléchit un peu, puis, hochant la tête:

—C'est la vie! prononça-t-elle.

Elle se tut, puis reprit:—Si on pensait toujours à tout, on ne pourrait plus rien faire.

Le lendemain, elle mangea son ramier et le trouva meilleur que tous les gibiers dont elle eût jamais goûté...

Elle vivait ainsi, sauvage, tirant des choses, des faits, le sens qu'il lui convenait, acceptant la guerre, l'injustice, la malignité, comme des nécessités haïssables, mais dont les victimes peuvent faire, à leur tour, un moyen de salut. Elle était indépendante, alerte, audacieuse, toujours sûre d'elle en apparence, avec de secrètes amertumes de découragement. Bonne envers les êtres qui, par exception, lui avaient été bons, comme Jupiter et Jacques, elle se méfiait de la méchanceté du reste du monde, et n'avait ni pitiés générales pour les malheureux, ni apitoiement sur elle-même. Son caractère s'était formé sans guide sous la pression des faits et des circonstances. La mère avait manqué. Elle n'avait point de piété. Elle ne savait pas prier. Enfin, elle ignorait les timidités et même les pudeurs de la jeune fille.

—Une vraie sauvage! disait parfois Catri, avec plus d'admiration que de blâme.

C'était le mot juste, et si Jacques Maurin n'eût pas été, lui aussi, un petit sauvage, il y aurait eu péril pour Nora à le voir si souvent. Mais ni l'un ni l'autre n'attachait grande importance à des choses qui eussent fait pousser les hauts cris à Marthe. Presque aussi innocents que les baisers du petit lièvre étaient ceux du petit paysan. Et quand Nora se baignait, à demi nue, sur la plage avec lui, Jacques ne songeait pas plus à s'en étonner qu'il ne s'étonnait du vert des feuillages et du bleu des ciels.

Cette franchise d'allures était même pour elle un élément sauveur, mais qui la destinait sans doute à donner un jour quelque surprise à l'homme qu'elle aimerait.

Malgré tout, on peut se demander par quel miracle au milieu de tels jeux, la petite sirène échappait au jeune triton.

Certainement le vieux professeur de Jacques y était pour quelque chose. Ce philosophe souriant, quand il revoit son élève, de temps en temps, lui demande des nouvelles de ses travaux de paysan, de ses plaisirs de jeune homme. Ce vieillard, qui, marin, a vu tant de choses, tant d'amours, tant de femmes, sait interroger l'adolescent sans l'effaroucher, et il l'amène toujours aux aveux utiles.

—Quel bon curé vous auriez fait, monsieur Rainal, lui dit Jacques, vous me confessez!

—Dis toujours, petit... Ton père est un diable d'homme qui a fait de grosses sottises! Je voudrais, moi, faire de toi un honnête garçon, dans toute la force du terme. Voyons, ouvre-moi ton cœur... Est-elle jolie, hein, mon gaillard?

Et, en faisant le jeune homme, en ayant l'air de se plaire, pour son compte, aux histoires de Jacques, le philosophe, toujours souriant, finit par apprendre ce qu'il veut savoir dans l'intérêt des deux enfants.

—Eh bien, c'est charmant, tout ça! Tiens, passe-moi ce Dictionnaire de la Fable et cette Histoire de l'art antique; je vais te montrer des bas-reliefs où tu retrouveras ta sirène jouant avec des tritons... Ces anciens vous avaient le sens même de la vie et savaient l'envelopper sous d'admirables formes, regarde!

Et tandis que l'enfant admire les images:

—N'empêche qu'il ne faut pas recommencer ce jeu-là souvent! Monsieur Mitry, que je n'ai pas l'honneur de connaître, aime certainement sa fille quoiqu'il la gâte, à ce que je vois, ou qu'il la néglige un peu trop. On a confiance en toi: tiens-toi, mon garçon!... Songe donc que jamais monsieur Mitry, quoi qu'il arrive, ne te donnerait sa fille en mariage... Elle est gentille pour toi; tu l'aimes avec ton cœur n'est-ce pas?

—Avec tout mon cœur, monsieur Rainal.

—Eh bien, tu ferais son malheur. Et quel malheur, mon petit Jacquot! Tu ne pourrais pas l'épouser, c'est sûr, et elle ne pourrait plus en épouser un autre! Or, si tu veux mon opinion, à moi, vieux célibataire, sur l'amour,—l'amour, mon garçon, c'est la meilleure des choses de la vie. L'amour, le vrai, celui qui mène à la paternité fière et tranquille, c'est l'idée principale des hommes. C'est la joie des joies, à condition qu'on n'ait rien à cacher à l'être qu'on aime. L'amour, ah! mon petit! c'est la seule chance de bonheur... Eh bien, ne lui gâte pas ça, à ta petite amie, puisque tu l'aimes. Tu me promets, mon garçon?

—Oh! monsieur Rainal! soupire Jacques...

—Qu'est-ce que tu as à soupirer?

—Oh! c'est que je voudrais qu'elle eût, la demoiselle, un bon maître comme vous, au lieu de ce vilain Gottfried... Il y a une différence, savez-vous!

—Je l'espère fichtre bien! s'écrie l'ancien officier de la marine, redressant sa haute taille et passant ses doigts nerveux dans ses favoris blancs comme neige... Il faut aimer à la française, mon garçon! chaud, chaud! mais franc et loyal, sacré tonnerre!... Et puis, il faut avoir un idéal dans la vie, mon garçon, c'est-à-dire une conception de générosité, de bonté et de courtoisie, dont on se sent toujours très loin et dont on s'efforce sans cesse de se rapprocher... Ils peuvent blaguer, les autres! il n'y a encore que ça!

Voilà pourquoi, bien souvent, dans le creux des rochers de la colline, sous les fourrés des ravins ou dans les criques isolées, Jacques, au lieu de demander à Nora les caresses qu'il aime et dont il a peur, lui dit parfois simplement:

—Si vous chantiez, demoiselle? je vous accompagnerais sur la flûte à trois trous que mon père m'a faite avec un roseau.

Et la double harmonie emplit l'espace. On dirait un chant de sirène ou d'hamadryade accompagné par la flûte d'un sylvain. On dirait l'âme des eaux, des feuillages ou des échos qui s'élève et se répand dans la mélancolie des soirs ou dans la gaîté des matins:

Il revient, le marin lassé
Qui regretta la France!
Elle revient au cœur blessé,
L'éternelle espérance!
Chargement de la publicité...