Diamant noir
XXIX
Voilà les plaisirs que Nora, victime d'une brusque décision de son père, a dû quitter pour aller à Hyères, au couvent Sainte-Mathilde, et dans quelle saison, hélas! au commencement du printemps! quand les rossignols arrivent!...
Au lieu de la plage et des bois, la cour; au lieu de la chambre où est cachée la clef de la bibliothèque, le dortoir aux lits de fer, froidement alignés; au lieu des caresses du petit lièvre, les bons points ou les pénitences.
La régularité de toute cette vie d'écolière l'exaspère. Pour la conduire ici, on a dû parlementer beaucoup. Elle a fini par se laisser convaincre lorsqu'on lui a promis de venir la chercher si elle n'était pas contente; elle a espéré que la nouveauté des choses lui serait agréable; elle s'est imaginée que ne plus voir Mlle Marthe serait le bonheur, et qu'elle laisserait là-bas, à Cavalaire, toutes ses peines.
Bien au contraire, elle les a emportées toutes avec le regret de ne pas les souffrir au lieu où elle a coutume, où l'habitude seule lui est une joie par elle-même.
Dès le moment où elle a passé la grille du couvent, elle a éprouvé une grande envie de pleurer et comme une détresse. Elle a examiné autour d'elle les choses, les êtres, les murailles, les visages, et trouvé aux uns comme aux autres un air de froideur qui lui a paru de l'hostilité. Tout le monde était pourtant aimable, poli, mais cette politesse, de la part de gens qu'elle n'a jamais vus, qu'elle ne connaît pas, ne l'a point touchée, lui a presque semblé moqueuse, et elle s'en est défiée. C'est une sauvage.
Nora s'est aperçue alors que les objets qui nous semblent indifférents nous tiennent parfois fortement au cœur. Elle se rappelle la figure de certains arbres du parc. Elle revoit dans sa pensée leur physionomie particulière, avec tel trait, tel détail auquel, paraît-il, son affection était attachée. Elle regarde le grand platane de la cour du couvent, et il lui fait l'effet d'un méchant étranger. C'est un intrus dans sa vie. Pourquoi est-il là, vraiment? Il a l'air bien sot; elle ne l'aime pas.... Il y a une sœur converse qui vient lui parler, lui donner certains renseignements. Nora la regarde et pense à Catri et même à Marthe. Il faut donc qu'elle les aime l'une et l'autre, au fond, même Marthe, pour que le visage inconnu de la sœur renouvelle en son cœur cette affreuse impression d'être abandonnée de tout et de tous, qui l'a saisie dès l'entrée au couvent.... Pourtant, là-bas, à la maison, Marthe et Catri, oui, Catri elle-même, ne lui semblaient pas tendres, ne s'occupaient pas beaucoup d'elle; comment se fait-il qu'elle les regrette?... Et tour à tour, les choses, les visages de là-bas, repassent dans son imagination. Elle voit Antoine et le jardinier, les remises et l'office, le perron, le corridor, le salon de la villa, et elle s'aperçoit que les pierres mêmes de sa maison sont toutes dans son cœur, vivantes et parlantes.... Oh! le salon où est le portrait de sa maman! Elle ne pourra donc pas le revoir tout à l'heure, si elle en a envie! Et la chambre mortuaire où sont les chers objets qui ont appartenu à sa mère, le lit, la broderie, les livres, et ce diamant noir, le joyau rare devant lequel elle est restée souvent en extase, tristement rêveuse,..... quoi! elle ne peut plus revoir tout cela quand elle le veut! Cette pensée, qui lui est intolérable, se présente à elle avec violence, ne la quitte plus, lui devient une persécution. Elle regrette jusqu'à la figure froide, ironique, dure, de son père.... Elle s'aperçoit qu'elle espérait toujours quelque chose de lui,—un changement brusque, un retour aux tendresses passées. Il reste, malgré tout, celui qui a tant pleuré sa mère, qui a voulu la lui montrer morte, qui, toute petite, la tint dans ses bras pour l'incliner sur le visage glacé.... Oh! mon Dieu! sa vie d'enfant misérable, pourvu qu'elle s'écoulât parmi les choses accoutumées, près des êtres mêmes qui la font souffrir, son existence de martyre maudite, c'était donc du bonheur,—pourvu que le nid, que la maison fussent proches!
Souffrir aux endroits qu'on aime, et dont il semble qu'on soit aimé, c'est peut-être tout le bonheur possible!
Où es-tu maintenant, bon petit Jacques? Quel animal sauvage as-tu capturé?
—Il y a si longtemps que tu m'as promis un écureuil, Jacques, avait dit Nora en partant,... je ne l'aurai donc pas!
Il s'agit bien d'écureuil, ici! une élève, des petites, vient d'être punie sévèrement parce qu'on a trouvé dans son pupitre un jeune moineau apprivoisé, qui pépiait et troublait la classe....
Et Jupiter! il s'agit bien de Jupiter, maintenant! Un chien s'est glissé l'autre jour dans la cour, on ne sait pas comment,—un bel épagneul blanc.... on lui a donné la chasse à coups de balai.... Oh! Jupiter! mon Jupiter! qui me rendra tes bons grands yeux toujours tournés vers les miens!... Tu t'es échappé un jour, toi, de chez tes nouveaux maîtres, lorsqu'on avait voulu te séparer de moi pour toujours..., mais sois tranquille, mon Jupiter, je vais demander à te rejoindre. Je veux te retrouver... Sans doute, tu passes tes journées assis sur le perron de la villa ou bien devant la grille du parc, à regarder le chemin par où je suis partie, par où tu penses que je vais revenir... Il avait fallu t'enchaîner le jour de mon départ.... Tes hurlements de douleur me fendaient l'âme.... Comment ai-je pu accepter une heure seulement l'idée de te quitter... mais patience!... je vais écrire à la maison.... Et l'on viendra me chercher, avant dimanche.
Nora écrit, en effet, lettres sur lettres, mais on ne lui répond pas. Elle pleure et pâlit, et maigrit de jour en jour. Elle est ici comme une hirondelle en cage. Elle ne peut ni voler, ni marcher. Elle manque d'espace, d'air, d'horizon, de terre même.
Enfin, au bout d'un mois, comme on ne vient pas la chercher, Nora ne songe plus qu'à s'évader. Elle veut aller souffrir encore aux lieux où elle a souffert et qu'elle aime à cause de cela. Surtout, elle veut revoir Jupiter.