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Diamant noir

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LXXI

Ce fut une longue et douloureuse crise, mais Guy, un beau matin, se jugea sévèrement. Allait-il être le bourreau d'une enfant qu'il avait promis d'arracher à son destin tragique? Ne prendrait-il conseil que de la passion?... Il comprit que cela n'était que faiblesse. Il se fit honte à lui-même, réveilla sa volonté, et se jura de redevenir un homme.

Tout à coup, après un an de solitude, il annonça la résolution d'aller passer l'hiver à Paris. Il y avait conservé son hôtel. Ils partirent. A force d'énergie il parvint à se dominer, à cacher sa souffrance. Il était pareil au Spartiate qui se laissait dévorer le ventre par le renard caché sous sa robe. Sa jalousie le rongeait et il souriait; seulement il était pâle, mais cela lui allait très bien.

Durant une couple d'années encore, ils vécurent à peu près comme tout le monde. C'était le bonheur encore pour Guy, s'il est vrai que l'indifférence soit le seul mal redoutable précisément parce qu'il comporte l'absence de douleur. Nos douleurs ne nous font-elles pas sentir la vie, apprécier les joies, fussent-elles passées, espérer enfin et goûter la mort?

Hélas! Guy, toujours aussi fier d'allures, dépassa pourtant la cinquantaine. Il acheta des chevaux plus doux qui évitaient d'eux-mêmes les obstacles; il sortit moins et lut davantage. L'idée de monter en wagon pour faire quatre ou cinq cents lieues, cessa de lui paraître une idée aimable. Nora avait vingt ans, et, toujours, l'air d'une gamine habillée en petite dame.

Cet apaisement qui vient très vite parfois aux amoureux jeunes, après les grandes poussées de la passion, Guy l'éprouvait à la fin. C'était miracle qu'il le connût si tardivement. L'élan initial de son amour avait, au bout du compte, duré cinq années; il se ralentit.

Non seulement Guy était calmé, mais il voulait être calme, il avait un grand besoin moral de se reposer des passions, de s'intéresser aux idées, aux hommes, à tout ce qu'il avait si longtemps oublié et qui reprenait pour lui un intérêt nouveau. Elle sentait cela, cette désertion d'amour, et n'en voulait pas.

Et toujours, au contraire, palpitait, égal à lui-même, au cœur de la toute petite, le même appel de l'éternel inconnu, amour ou Dieu, qui fait les héroïsmes, les dévouements, les folies, les désespoirs de cet âge fatidique: vingt ans.

Elle eût été bonne pour le couvent, Nora, si elle avait eu la foi. Elle aurait pu tourner vers Dieu toute la folie d'espérer, de désirer, de prier, de s'écraser devant la puissance, qui était son essence de femme, sa sourde fatalité de jeunesse. Sous le béguin, elle eût été jolie à ravir les saints, mais le couvent sans Dieu, c'est le cachot sans fenêtre. Qu'est-ce que la vierge sacrée, sans l'amant mystique?

Et toujours en Nora, qui a vingt ans, tressaille l'instinct sauvage, irrésistible, qui, il y a sept ans à peine, sur son petit cheval arabe, la poussait aux vagues de la mer où elle entrait avec des cris, toute frémissante et toute joyeuse.

Elle a les mêmes désirs de se laisser emporter vers le grand large, fût-ce à la mort, par une bête folle... Elle suit de l'œil, dans son souvenir, la mouette et le courlis qui fouettent d'un coup d'aile la mer démontée. Elle ne craint aucune tempête. Tous les orages éclatent dans son petit cœur, plus puissamment qu'à travers les vallées, plus grondants qu'au milieu des échos de montagne. Elle est toujours la petite sirène glissante des grèves, la dryade captive des écorces, l'Ève aux petites jambes lourdes, engagées encore dans le limon originaire,—au buste gracile, fait pour allaiter l'idée future qu'elle ignore, c'est-à-dire l'enfant sauveur, dont l'esprit, éternellement, demeure étranger à sa mère. Nora est une femme, plus petite que d'autres,—moins saisissable.

Pourtant Guy, aujourd'hui, ne se tourmente plus. Il a raisonné, il s'est vaincu; Nora est fidèle; il était bien fou! Nora est un ange. N'est-ce pas lui qui l'a formée? Tout s'apaise au cœur de Guy; il ne veut plus douter; il appelle cela s'élever. Guy s'élève. Il devient plus confiant, il est tout près de se trouver monstrueux d'avoir pu craindre... l'impossible.

Il va sans dire que Guy n'est pas rentré à Paris pour ne pas rentrer dans le monde. Le salon de Guy de Fresnay est recherché. Tout Paris intellectuel, artiste et mondain, y défile, comme on dit. La rue passe au travers de l'hôtel de Guy. Il va au Bois tous les matins, à cheval, avec sa femme. On y retrouve les amis qu'on a vus la veille chez eux, chez soi ou à l'Opéra.

—Est-ce que ce n'est pas monsieur Louvier, Nora, que nous avons croisé ce matin, aux Champs-Élysées?

—Monsieur Louvier? fait Nora (d'un air distrait, qui est un mensonge), monsieur Louvier?... Je crois me rappeler ce nom-là!...

Elle a parfaitement reconnu le beau cavalier. Guy est à mille lieues de soupçonner un pareil mensonge. Et elle, l'a-t-elle médité? Non. Elle vient d'être reprise tout simplement par ce démon de curiosité et d'indépendance qui lui faisait cacher autrefois la clef de la bibliothèque, chez son père. Une sorte d'instinct de ruse a agi à sa place. Nora est comme ces bons chiens fidèles à qui le maître ne mesure rien, ni le pain, ni les friandises,—et qui pourtant, revenus un jour aux instincts de leurs congénères, les renards et les loups, volent sur la table une proie qu'ils ne mangeront sans doute pas, mais qu'ils vont enfouir sous terre, joyeux de la posséder, même inutile et invisible.

Ce mensonge de Nora, c'est le mensonge d'instinct, une précaution prise inconsciemment pour assurer à tout hasard la réussite d'une aventure possible... Mais le mensonge une fois fait, Nora le regarde en face et l'accepte bravement...

Du coup, Guy est trompé, et c'est irrémédiable. Une surprise des sens serait une trahison moins complète, puisqu'elle ne serait pas consentie.

—Comment! répond Guy en riant de bon cœur,—voilà un homme qui m'a rendu jaloux... et vous l'avez su! et vous l'avez oublié!.. Émile Louvier? un des invités de votre père!..

—Oh! vous savez, pour moi, tous ces gens d'autrefois...

Elle fait un geste d'insouciance.

Guy est tranquille. Nora est songeuse.

Émile Louvier, bien campé sur un beau et bon cheval, a reconnu Nora. Elle l'a compris, à une expression de regard si subtile que seule la femme à qui elle s'adressait pouvait la saisir au passage. Elle a répondu de même, poussée par les forces obscures de son cœur. Peut-être, avec l'idéal que Guy a mis en elle, se serait-elle blâmée et résistée aussitôt, si, par sa sotte question, Guy n'avait pas prouvé deux choses: son incertitude sur l'identité de Louvier et, du même coup, son manque de clairvoyance. Guy a été faible. La Femme, aussitôt, a posé sur son vainqueur tombé, un petit pied victorieux.

Ce que pensait le jeune Louvier, cela est facile à deviner:

«Cet imbécile de Fresnay a fait une riche sottise, d'épouser, à son âge, une enfant qui annonçait un petit tempérament du diable! Ce pauvre Fresnay! son heure fatale approche, si elle n'est déjà venue!... Les requins doivent suivre son navire: il faut en être.» Ainsi pensait Louvier. Vis-à-vis de Nora, il ne se trouvait pas en mauvaise position. Ils s'étaient quittés bons amis, après qu'il avait tenu dans ses bras plus d'une fois la gentille créature, et que ses lèvres s'étaient posées sur la bouche de la mignonne. Il avait toujours compté la revoir. Il la retrouvait embellie et mariée. Ce n'était certes pas une occasion à dédaigner. All right! Et hurrah pour les dragons!

Il s'arrangea de façon à passer au large sans être vu, toutes les fois qu'il aperçut Nora accompagnée de Guy, et fréquenta les abords de la route où il les rencontrait habituellement, jusqu'à ce qu'un jour—c'est ce qu'il espérait—elle lui apparut seule, à cheval, suivie à bonne distance par l'irréprochable piqueur.

Du plus loin, leurs yeux se riaient. Il y avait tant de souvenirs drôles, entre eux! Les deux anciens amis n'avaient pas même à renouer connaissance. Le plus difficile était fait depuis des années. Ils s'abordèrent. Ce fut très simple.

—Me permettez-vous de vous présenter mes humbles respects, madame?

Elle lui tendit la main.

—Bonjour, monsieur.

Elle le regarda. Il avait ôté son chapeau, qu'il tenait à la main, la main basse, le geste élégant. Au beau milieu du front, il avait une petite cicatrice, une légère étoile blanche, la marque du coup d'épée qu'il avait reçu pour elle, de Gottfried. Pour comble de grâce, il n'y songeait pas, et cela se sentait. Elle fut émue. Il était la jeunesse même et la force;—la force, c'est ce qu'elle aime! Ses cheveux coupés en brosse tenaient droits sur sa tête. Son cou était une colonne. Sa chair tendue disait la santé. L'air distingué, avec cela, de tenue parfaite, cavalier merveilleux, il montait un cheval noir tout piaffant et écumant. On eût dit le général Prim, dans le tableau célèbre.

—Je vous ai vue à l'Opéra il y a huit jours, dit-il. Aurais-je la joie de vous y apercevoir demain encore?

Il fixait sur elle des yeux de jeunesse, chargés d'appels. Ceux de Nora devinrent troubles, comme une eau remuée, où le limon qui remonte efface le ciel. Non, Guy ne regardait plus ainsi. C'est bon, la tendresse protectrice, mais Nora n'est plus une enfant. C'est une femme passionnée. Et puis, Guy parle trop, à la fin! Il a quelque chose, toujours, du professeur... C'est ridicule. Et il faut bien le dire, c'est assommant. Elle se rappelle ce jour où Louvier, l'ayant saisie par la taille, elle se débattit entre ses mains si vaillamment... Elles étaient puissantes, les deux mains du jeune homme. Certainement, elles n'avaient point lâché Nora par lassitude, mais par respect pour sa volonté formelle. S'il lui plaisait, à ce jeune homme, de tenir ferme, on ne pourrait vraiment pas lutter...

Nora se tait, songeuse. Son œil, dont les paupières ne battent jamais, est ouvert, noir et morne, sur le vide.

—A l'Opéra?... j'y serai, dit-elle.

Cette brièveté de parole, cet air de distraction valent mieux, aux regards de Louvier, qu'une conversation, qu'un fleurt en règle. Du premier coup il s'est emparé de cette femme; il le croit, du moins, et il s'y connaît.

—A demain, répète-t-elle. Adieu.

Est-ce qu'elle va aimer ce jeune homme? Allons donc! Elle rirait, si on osait le lui dire, ou elle se fâcherait! Cependant, elle ne rapportera pas à Guy cette rencontre. Non, non, ce n'est pas ce jeune homme qui l'attire, mais la jeunesse. Elle est soulevée par un désir vague d'aventure, de nouveau, d'indéfini, qui la tourmente à l'ordinaire, et que, durant un instant, il vient d'aviver en elle, l'homme au cheval noir!

Par sa seule présence, ce jeune homme vient de lui rendre présents les lieux où elle l'a connu, où elle était libre, et si jeune, et consolée, par la tendresse des choses, de tous ses désespoirs d'enfant. Elle songe; elle est au passé, et, comme elle était alors, elle est à l'avenir ignoré. Elle ne pense pas. Elle ne lutte pas avec elle-même. Elle ne sait plus qu'elle est la femme de Guy. De lui, en ce moment, elle a tout oublié, ses jalousies, ses colères, ses leçons, ses tendresses, tout. Elle a en elle, uniquement, le violent regret de choses lointaines, d'émotions indéterminées.

Elle a des souvenirs où se mêlent le bruissement de la mer sur la plage, le frisson que lui donnaient les caresses du petit lièvre et celles de Jacques, toute sa vie d'enfance. Une odeur de bois mouillés, de pins, de romarins et de cystes, qui l'enivre, flotte autour d'elle. La nature lointaine la ressaisit avec une puissance singulière. Elle appartient aux choses qui l'ont instruite, toute petite, qui lui ont appris les premiers troubles. Elle est ici comme absente. Son œil voilé regarde ailleurs que devant elle, et loin, beaucoup plus loin! Une volonté qui n'est pas la sienne et qui n'est celle de personne, est en elle et la possède. Et c'est même sans regarder Louvier, qu'elle enlève sur place son cheval au galop.

Elle galope, et le vent de la course l'exalte. Il lui semble qu'elle entre, sur sa bête ondulante, dans des vagues profondes, qu'elle est emportée vers une étendue infinie, à l'inconnu. Ce n'est pas la mer. C'est la même chose. L'amour est si vaste!

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