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Diamant noir

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XXXVIII

Jusqu'où peut aller la licence de conversation du professeur Gottfried avec sa jolie petite élève, il est difficile de le dire. Elle n'a pas de limites. L'excuse en est dans la lourdeur matérielle du gros petit homme. C'est l'ours germain qui danse pour plaire. La petite Française brune a reconnu tout de suite Atta Troll, et ayant bien vu autour de quel miel il tourne, elle lâche sur lui quotidiennement tous les mots drôles de son esprit, toutes les guêpes de sa ruche.

Il a pour premier principe qu'il ne faut rien cacher aux enfants, des choses naturelles. C'est une thèse qui se peut soutenir, mais reste à savoir sur quel ton il sera parlé des choses. Sa façon à lui, est grossière, viciée par le trouble de son sang épais. Imaginez Silène avec des gravités de docteur Faust, jouant les Daphnis, et jargonnant à Chloé son amour en pathos physiologico-psychologique. La mignonne enfant, instruite déjà par tant de choses autour d'elle, comprend très bien—oh! mais très bien!—et les dissertations de Gottfried sur l'éternel féminin de Gœthe ne seraient pas nécessaires. Elle a pleine conscience du pouvoir de femme déjà naissant et agissant dans sa forme mignonne, étrange et charmante.

Elle en a conscience à tel point que les demi-bontés que lui montre aujourd'hui son père, elle les attribue à la puissance du «féminin éternel».

—On a remarqué, dit Gottfried, que les mères ont une tendance à aimer mieux leurs fils, et les pères leurs filles. Ici encore, nous voyons l'action sourde de la «Volonté», qui dirige le monde...

Dès lors, au lieu d'être touchée des bienveillances que François Mitry a eues pour elle, depuis le soir terrible où il a compris qu'elle était capable de mourir, Nora, à l'occasion, se montre avec son père plus impérieuse, plus hautaine, plus irritée que jamais.

—Oh! dit François Mitry, je plains celui qui en héritera. C'est une enfant terrible... Elle ne sera pas commode à marier!

—Peut-être, peut-être! dit Mlle Marthe qui pense à Gottfried.

Elle ajoute:

—Un homme qui la connaîtrait bien, saurait jouer de ses défauts de caractère, en profiter même! Et puis, avec le temps, bien des choses s'arrangent, monsieur Mitry. Beaucoup de ces défauts disparaîtront sous l'influence lente mais sûre des leçons de Gottfried... C'est un homme, vous savez, c'est un homme!

Ainsi Mlle Marthe répète, en parlant de son frère, le mot que Napoléon le Grand disait du grand Gœthe.

Curieux de voir à l'œuvre l'homme qui tient dans ses mains l'avenir de l'enfant et son propre repos par conséquent, M. Mitry, un peu tardivement, exprime un jour l'intention d'assister à une leçon. Il prévient tout bonnement Gottfried, à table, en lui offrant du pâté. Le buste large de Gottfried se redresse. Il souffle comme un jeune cachalot. Son épais sourcil se hérisse et il prononce:

—Si vous m'aviez fait l'honneur de lire mon livre sur l'éducation allemande, monsieur, vous n'auriez pas même songé à exprimer un désir qui est irréalisable, puisque je ne peux l'admettre. Aucun professeur digne de ce nom,—tel est du moins mon avis formel,—ne doit accepter la présence d'un étranger à ses leçons. Élèves et maîtres doivent, à mon sens, former une famille jalouse où les pères par le sang sont eux-mêmes considérés comme des étrangers, car l'esprit est tout et la chair n'est rien. Nous sommes les pères intellectuels... Si vous avez cessé d'avoir confiance en moi, monsieur, reprenez-moi votre enfant... Je me retirerai sur-le-champ. Mais quant à laisser porter une atteinte, que j'estime blessante pour moi, à mes droits les plus nobles, jamais, monsieur, non, non, jamais!

M. Mitry se le tient pour dit, et s'excuse comme il peut de n'avoir pas lu le livre de Gottfried. Il ne veut pas, en renvoyant le professeur, retomber aux embarras et aux soucis que lui donnerait ce petit diable de Nora. Et elle, qui sait quel genre de leçons protège le séduisant personnage avec cet air hérissé, indigné, austère et fier, pouffe de rire en dedans et dit tout haut:

—Je crois bien que monsieur Gottfried reprendra volontiers du pâté, mon père. N'est-ce pas, monsieur Gottfried? du pâté, beaucoup; avec de la bière, beaucoup? Il faut se refaire. Vous venez de vous fatiguer, monsieur Gottfried!

Et le repas se poursuit paisiblement, M. Mitry ayant promis de ne plus jamais désirer voir Gottfried à l'œuvre. M. Mitry est à mille lieues de deviner les prétentions et surtout les manœuvres de Gottfried.

Et quand Nora, qui raconte tout à Jacques Maurin, lui rapporte cette conversation:

—Oh! dit Jacques, il y a longtemps qu'il m'ennuie, votre professeur! Je ne suis pas jaloux, mais c'est un peu ça, cependant. C'est un vilain homme, qui vous fera des ennuis. Pourquoi vous embrasse-t-il comme ça, ce vilain museau? Tenez, demoiselle, il ne m'étonnerait pas qu'il eût dans l'idée de vous épouser un jour.

—Tu es fou, Jacques! Regarde-moi et regarde-le!

—Oui, ça serait justement l'hirondelle de mer, mariée avec le sanglier!

Et les deux enfants de rire, follement, longtemps, et le petit sauvage, véritablement jaloux, prend la main, le poignet de sa petite amie, et les couvre de baisers...

Et c'est pourquoi, un jour d'été, comme Gottfried faisait sa sieste lourdement, à l'ombre des chênes-lièges, et ronflait à côté de son livre ouvert,—de son propre livre qu'il relit assidûment et qu'il annote pour en faire une édition nouvelle,—Jacques, à pas de loup, s'est approché de lui.

Il s'est muni, le gamin, d'une longue cordelette bien solide (c'est une ligne de fond), et le voilà en train d'attacher un bout de la ligne au pied d'un chêne; à l'autre bout il fait un nœud coulant dans lequel, avec d'infinies précautions, il passe le pied énorme et la jambe courte du bonhomme. Cela fait, il repose à terre cette jambe et ce pied; puis, caché derrière un buisson, le gaillard lance sur le nez de Gottfried le gland d'un chêne vert... Et Gottfried se réveille. Et Jacques aussitôt:

—Au feu! au feu! monsieur Gottfried! vous êtes là? On dit que le feu est à la forêt! Venez-vous avec moi ouvrir la tranchée? je vous prêterai ma hache!

Gottfried n'a pas l'intention de couper du bois ni de se laisser cuire comme une andouille de Souabe—les andouilles de Souabe sont les meilleures;—il se lève précipitamment et s'élance sur la pente raboteuse, vers la villa où il retrouvera la douceur d'un nid de coucou... Il se hâte; la cordelette se tend, son pied qu'il veut lancer en avant reste en arrière, et Gottfried tombe sur le nez...

Jacques prestement, avant de ramasser le bonhomme, tranche la cordelette et la fait disparaître dans sa poche...

—Mon pauvre monsieur Gottfried! comment cela s'est-il fait? C'est, je parie, cette maudite ronce! C'est traître, les ronces; on dirait des ficelles; ça vous prend les jambes... Voilà votre pauvre nez tout en sang, et vos mains égratignées! Un peu d'arnica là-dessus, monsieur Gottfried, et avant quinze jours, il n'y paraîtra plus!... Heureusement vous avez beaucoup de barbe... jusque dans le blanc des yeux! Cela vous a protégé les dents... Mais que vont dire les demoiselles?... Vous n'êtes pas beau comme ça!

Tout en parlant, il l'a relevé et le remet en bon chemin. Gottfried souffle et geint, et il boite légèrement.

—Vous allez trop vite, aussi! poursuit Jacques... Et alors, vous savez, comme on dit: le poids—car vous êtes lourd—multiplié par la vitesse, dame, vous devez savoir ce que ça fait... Allons, adieu, monsieur Gottfried; voyez-vous, à quelque chose malheur est bon. Prenez donc huit jours de congé. Mademoiselle Nora n'en dira pas de mal, monsieur Gottfried. Il faut songer à ça, pour vous consoler... Allons adieu, monsieur Gottfried;—l'incendie est peut-être éteint, car je n'entends plus appeler. Vous savez, par prudence, nous appelons comme ça, des fois, pour un feu de paille qu'on arrête vite, en tapant dessus à coups de branches vertes... Vous avez vu cela, n'est-ce pas?..

—Oui, oui, mon ami, merci... Votre bavardage m'étourdit un peu.

Et, par suite de cette aventure, pendant huit jours, M. Gottfried, plus entouré de bandelettes que Sésostris, a laissé Nora tranquille, pour le plus grand bonheur de Jacques.

—J'aurais voulu le voir tomber! dit-elle.

—J'ai préféré faire le coup tout seul, mademoiselle. Vous m'auriez trahi, vous, par votre manière de vous moquer de lui en face!..

—Avec ça que tu t'en prives! fait-elle; et puis, tu sais bien qu'avant qu'il comprenne, il faut qu'il se retourne, et c'est long!

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