Diamant noir
LXXIV
Deux belles années s'écoulent encore. Guy et Nora sont toujours pareils l'un pour l'autre. Il est jaloux. Elle est mystérieuse. Il la bat et elle le griffe. Ils s'adorent.
Un soir, dans une fête, elle est assise, l'éventail aux doigts, quand elle se sent effleurer l'épaule par le toucher, sans doute involontaire, d'une main d'homme, légère. Au seul contact, elle a tressailli tout entière. Et sans savoir pourquoi, elle s'est dit: «Louvier?» Elle ne l'a pourtant plus jamais revu. Elle se retourne. C'est lui!
Ils ont causé longtemps. Ils se reverront.
Quand Guy, évadé enfin d'une interminable partie de whist, accourt auprès de Nora, il la trouve toute charmante, plus aimable qu'elle ne le fut jamais. L'expérience lui est venue. Aucune faute de tactique ne trahira sa préoccupation secrète. Guy restera sans soupçon.
Des jours, des semaines se passent. Elle a revu Louvier au spectacle, au Bois. Ils ne se parlent guère, mais ils s'entendent fort bien. Chaque fois qu'ils se rencontrent, elle se sent frémir. Il est si jeune, d'une jeunesse si saine, si superbe, si attirante! Et Nora a peur d'elle-même!... Elle reconnaît en elle quelque chose de plus fort qu'elle. Et cela l'entraîne. Et cela fera le malheur de Guy! Elle lutte et se voit vaincue d'avance. Elle s'en indigne et elle n'y peut rien.
Ah! l'horrible chose quand on ne désire plus les caresses d'un être dont l'âme vous demeure plus chère que tout!
Or, deux voix parlent, en Nora.
L'une ressemble à celle de Gottfried. Elle répète ce qu'il enseignait: «De quel droit un être vieux retiendrait-il l'amour d'un être plein de jeunesse? Guy a fait son temps; marche dessus, pour aller au plaisir. N'es-tu pas la force jeune? Sois aussi la ruse. Tout triomphe est légitime. La vie est triste. Amuse-toi et hâte-toi. L'idéal, c'est le rêve égoïste et solitaire des bonheurs qu'on ne peut pas se procurer. Qu'il soit la consolation de Guy. Toi, tu n'as qu'à choisir parmi les joies réelles. Hâte-toi de jouir. Aucun amour ne dure, mais l'intensité et le nombre des amours sont plus agréables que la durée d'une tendresse unique, qui toujours, à la fin, se lasse! Guy, lui, n'a plus droit qu'à la mort et à l'oubli..»
L'autre voix ressemble à celle de sa mère. Elle dit: «Souviens-toi de l'épouse qui vécut et mourut fidèle. Rappelle-toi quels malheurs sortent du doute, des jalousies qu'on inspire, de la trahison, fût-elle seulement une apparence. Rappelle-toi de quelle douleur tu as toi-même souffert, le jour où tu vis Marthe dans les bras de ton père! Tu désiras la mort, souviens-t'en! Vas-tu courir le risque de désoler un cœur qui te consola? Entre deux joies égoïstes, choisis celle qui ne désespère personne, qui au contraire sera bonne à un autre cœur... choisis l'idéal vrai, la volupté sublime du dévouement, l'égoïsme difficile du sacrifice. Paie de cet amour-là l'homme qui te donna tous les amours, toutes les consolations, tous les bonheurs. Garde, ô petit cœur sombre, la pure solidité du diamant. Sois un amour d'âme. Sois un amour éternel!»
Ces deux conseils ennemis elle les entendait même pendant son sommeil. Il lui arrivait alors d'avoir la vision des deux figures qui les lui apportaient. Tantôt, dans un cauchemar, elle entrevoyait le spectre d'un Gottfried géant, d'un Méphistophélès en lunettes, obèse, souriant, velu et doctoral. Tantôt, dans un songe de limbes, elle apercevait sa mère, telle qu'elle l'avait vue sur le lit de mort, blanche comme une âme vierge, toute blanche... Seulement, sur la parfaite blancheur du fantôme, quelque chose de sombre et de lumineux errait en scintillant comme une étoile mystérieuse... C'était le diamant noir, symbole de fidélité dans la mort.
—Oh! Guy, mon Guy bien-aimé! serre-moi bien dans tes bras, longtemps et longtemps! il me semble parfois, Guy, que je vais mourir! Je crois que maman m'appelle!
Pourquoi est-elle si nerveuse?... «Calme-toi, mon adorée.»
—Vous le perdrez à la fin, Nora, ce diamant noir. Je le vois tous les jours dans vos cheveux. Ce n'est plus pour vous, ma parole, qu'une vulgaire épingle à retenir vos chapeaux.
Elle hoche la tête:
—Je ne le perdrai pas, Guy, oh! non, soyez tranquille; c'est mon talisman enchanté... Il me rappelle tant de choses!.... Il me parle, Guy, il me parle!
Quelques jours plus tard, la joueuse petite Nora rentrait chez elle ayant au cou un ornement bizarre, un collier rouge qui pressait le col de sa robe, et d'où pendaient des grelots et une longue cordelette de soie, fine et solide. Guy, tout d'abord, ne comprit pas.... C'était un collier de chien!
Ce que c'est qu'un amour fidèle, inaltérable, elle le savait très bien, la petite amie du bon Jupiter.