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Diamant noir

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XXX

Nora veut revoir Jupiter, et Jacques,—et le triste sanctuaire où sa mère est morte.... Elle profite d'une promenade pour se cacher derrière une haie et elle s'enfuit. Elle a quelque argent. Elle prend tout simplement une voiture et se fait conduire à Cavalaire. A chaque tour de roue, son cœur bat plus vite. Des choses de sa maison, elle voit tout en beau, maintenant. Elle n'est pas loin de trouver quelques bonnes qualités à Mlle Marthe et même de pardonner à son père.... Ce qu'elle lui pardonne le moins, c'est de garder Marthe. Pourtant elle ne croit pas encore que la rusée Allemande ait pris la place qu'elle a paru désirer.... Après tout, Nora, là-dessus, s'est peut-être trompée....

La voiture arrive au bord de la mer, au Lavandou, et Nora s'exalte tout de suite au bruit des vagues. Du Lavandou à Cavalaire, la route suit exactement la mer, les dentelures du rivage. Dans ce voyage, seule, en voiture, Nora de plus en plus s'excite. Elle a commencé son roman. Elle agit. Elle veut. Elle réalise. Et toujours le bruit de la mer, battant contre le pied des montagnes des Maures, du Cap Noir au Dattier, l'accompagne, berce son rêve, l'enchante. La liberté la grise. L'oiseau a retrouvé l'espace, et, à chaque tournant de route, Nora croit découvrir sa maison... Chaque fois son cœur lui échappe pour voler au-devant d'elle-même.

Elle débouche enfin en vue de la plage de Cavalaire. Il est tard, neuf heures du soir, et Nora n'a pas dîné.... La lune éclaire tout d'une clarté prestigieuse.

A son cocher, que cette enfant si petite et si sûre d'elle-même n'a pas cessé d'étonner, Nora donne le prix convenu, et gagne à pied le portail du parc. Pourquoi tout ce mystère? Elle n'en sait rien. Le mystère lui plaît. Elle veut surprendre la maison, jouir des étonnements, des colères peut-être, ou qui sait?... non, en vérité, elle ne sait pas ce qu'elle espère....

Elle rencontre une ombre.

—C'est vous, mademoiselle Nora?

—C'est toi, Jacques! Qu'y a-t-il de nouveau, ici?... Oui, me voilà, je suis bien contente. Qu'y a-t-il de nouveau? répète-t-elle.

—Ah! mademoiselle....

Jacques ne peut achever. Nora entend un sanglot....

—Qu'y a-t-il? dit-elle anxieusement.

Et Jacques, suffoqué:

—Jupiter est mort!

Nora croit mourir elle-même, tout debout. Elle chancelle, cherche un appui, n'en trouve pas et s'assied par terre.

Et Jacques raconte. Des chiens enragés ont passé. Jupiter a été mordu. Il a fallu l'abattre... Et Junon aussi.

—Mais c'est horrible, Jacques!

—C'est comme ça, mademoiselle, et il n'y a rien à dire. Les chiens fous, c'est comme ça. Monsieur Mitry l'a fusillé! Moi, j'ai refusé!

—Tu as refusé, toi, Jacques!

—Oui, mademoiselle. Personne n'avait voulu. Alors, on m'a demandé à moi. Monsieur Mitry m'offrait de l'argent. Mais je ne pouvais pas: vous l'aimiez tant! Non, vrai de vrai, je n'aurais pas pu.

—Oh! Jacques!

—Mademoiselle?

—Adieu, je rentre à la maison. Je suis malheureuse, Jacques.

—Je comprends bien, mademoiselle.

—Il faudra venir me voir, dis, souvent?

—Le plus souvent que je pourrai, mademoiselle.

Elle se lève: il la cherche dans l'ombre et il l'embrasse.

—Adieu.

Elle rentre dans le parc. Oh! elle n'a plus faim. Elle est stupéfaite. La nouvelle est si terrible qu'elle en demeure consternée, muette. Nora renonce pour ainsi dire à souffrir davantage. Vraiment, c'est trop, c'est trop de malheur. Elle ne veut plus réfléchir à rien. La fatigue est trop forte. Elle voudrait seulement un peu de repos et d'oubli. Et l'idée lui vient d'éviter, ce soir, toute scène de reproches, de rentrer dans sa chambre sans être vue, et de dormir, si c'est possible, jusqu'au lendemain, sans pensée et sans rêve.

Voici le perron de la villa, tout blanc sous la lune. La porte est grand'ouverte. Nora s'approche des fenêtres du sous-sol qui brillent au ras de terre, voilées de rhododendrons. Elle regarde. Les domestiques sont tous à table. Le moment est donc favorable pour n'être pas aperçue. La petite ombre de l'enfant monte furtivement le perron.... Il n'y a de clarté qu'aux fenêtres du premier étage, celles de son père. Dans le corridor, elle s'arrête, se baisse; que fait-elle donc? Elle retire ses chaussures, afin de marcher sans faire de bruit, et les laisse là, dans un coin. Elle monte, la main sur la rampe.

D'un pas assuré, Nora monte dans les ténèbres; elle connaît si bien la chère maison, la maison où sa mère est morte!

La voici au premier étage. La porte de la chambre où elle a vu, d'en bas, la lumière, est fermée. Le trou de la serrure, dans l'angle obscur du palier, brille comme une étincelle.... Elle a la curiosité de regarder, par ce trou lumineux qui s'offre.... Elle approche lentement, à pas muets, s'incline à peine, car elle est petite pour son âge, Nora... Qu'a-t-elle donc vu, bon Dieu, pour qu'elle ait fléchi sur ses deux jarrets où elle a ressenti une douleur vive comme si on les eût fouettés brusquement d'un coup de tranchant de hache? En regardant la hachette de Jacques Maurin frapper le tronc des arbres, elle a, de terreur, éprouvé parfois ce coup de douleur nerveuse. Elle chancelle et se retient au mur. En même temps, quelque chose, dans son cœur, se tord, se déroule, se replie, et tous ces mouvements intérieurs, c'est de la douleur déroulée, repliée, tordue sur elle-même. C'est un mal physique, atroce. C'est le mal que François Mitry connaît trop, celui qu'éprouverait Thérèse si elle voyait ce qu'a vu Nora... et qu'elle éprouve peut-être, car peut-être la morte est-elle présente et souffrante au cœur de l'enfant. Nora souffre comme une épouse trahie. Qu'a-t-elle donc vu? Elle a vu Mlle Marthe et son père ensemble.... Et ils s'embrassaient! Elle a donc pris enfin la place de Nora, à table, la place de la maîtresse de maison, «celle de maman»! Une rage horrible secoue Nora. Elle va crier, frapper du pied, pousser des cris aigus, se rouler à terre, se meurtrir, rouler du haut de l'escalier jusqu'en bas, les forcer à la secourir; elle veut leur donner à tous deux le remords de la voir souffrir ainsi... de la voir mourir peut-être... «Oh! mourir, pourquoi pas mourir?... Maman, quand je l'ai embrassée morte, semblait si calme, si reposée, presque heureuse... Pourquoi pas mourir?» Nora a lu des livres où l'on meurt pour fuir les peines insupportables, pour oublier, et aussi, quelquefois, pour désespérer ceux qu'on laisse.. Elle s'incline encore et de nouveau regarde l'affreuse vision qui lui fait horreur et qui l'attire. Non, non, elle ne s'est pas trompée.... Il l'a prise entre ses bras... et il l'embrasse!... et Nora s'enfuit. Elle descend le plus vite qu'elle peut le large escalier de marbre blanc. Ses petits pieds déchaussés courent vite et en silence. Sous la clarté lunaire, fantastique, elle descend le perron, toujours courant. Elle veut mourir, retrouver sa mère.... La mort est vaste sans doute, et peuplée, mais sa mère la voit, bien sûr, et va venir à sa rencontre.... Comme la grève est longue!... on dirait une route, qui ne mène nulle part! Comme la mer semble froide sous le scintillement diamanté du reflet de la lune!... Voici le sable, où tant de fois elle a joué, Nora, avec Jupiter.... «Mon Jupiter»!... Alors seulement, comme si elle venait de l'apprendre, Nora souffre de la mort de son chien aimé; alors seulement elle comprend qu'il l'a laissée seule, toute seule... Comment se fait-il que là-bas, au couvent, elle ait pu croire un jour, une heure, une minute, à la bonté de Marthe, et qu'elle ait regretté Catri? «Non, non! personne ne m'aime plus, puisque Jupiter est mort!» Et Nora pense que si elle survit, chaque jour sera désormais un supplice pareil à celui qu'elle a éprouvé tout à l'heure, devant cette porte. L'image de son père embrassant Marthe surgit de nouveau dans son esprit, comme en pleine lumière; de nouveau quelque chose de mauvais, au plus profond de son cœur, éclate, s'ouvre, se détend, se referme. Le tenaillement de la jalousie crispe sa chair, la rend folle.... Oui, c'est cela: mourir! il faut mourir.

Une grande tartane, sur l'eau, près de la grève, sommeille, haute, profilée en noir sur le ciel de nuit, un peu pâlissant. De la tartane à terre, les lesteurs, les ramasseurs de sable, ont établi un pont volant fait de longues planches ajoutées bout à bout, qui portent, au point de raccord, sur des barriques posées debout dans la mer... Nora sait que, sur la plage de Cavalaire, la mer, peu profonde tout au bord, le devient tout à coup à quelques mètres du rivage, parce que ces tartanes enlèvent beaucoup de sable chaque jour.

A l'endroit où la tartane est mouillée, il y aura assez d'eau sans doute, pour noyer une enfant, petite... Elle s'engage sur la passerelle étroite. Les longues planches fléchissent et grincent un peu... Ne va-t-on pas la voir, du bord? Non, le temps est calme. L'homme qui devrait veiller, à bord du bateau, s'est endormi. Personne, pas un douanier sur la plage. La pauvre enfant s'avance au-dessus de l'eau. Arrivée au bout du petit pont, elle a peur... mais le souvenir lui revient brusquement de tout ce qu'elle a souffert jusqu'ici... Et maintenant Jupiter est mort!... La fillette de douze ans se répète la phrase toute faite: «J'ai tant souffert dans ma vie!» Elle ne conçoit pas qu'on puisse souffrir davantage, et elle a raison. Des douleurs de femme au cœur d'une enfant sont plus poignantes, puisque les cœurs d'enfant sont plus petits, plus tendres, et que les douleurs sont les mêmes. Et puis, quand Nora est résolue à quelque chose, elle l'accomplit; un dernier scrupule, un regret tardif, ne l'arrêtent jamais. L'élan initial la mène jusqu'au bout de ses résolutions. Elle a fermé les yeux et s'est laissée aller dans la mer, par côté, comme une chose rigide qu'on a poussée... et qui tombe.

Ne sait-elle pas nager, Nora? oui, mais sous ce vertige de terreur,—Nora, qui depuis le matin n'a pris aucune nourriture,—Nora, au contact de l'eau, au toucher de la mort, qu'elle a cru reconnaître—si froide!—Nora s'est évanouie.

La grande vague paisible la prend aussitôt, la soulève, maintient, à la surface, son petit visage pâle tourné vers les étoiles, l'enveloppe de sa volute écumeuse comme d'une grande caresse, et la pousse, d'un seul élan, au rivage qui est tout proche. La mer, qui la connaît, a refusé de lui faire aucun mal... Il faudra vivre encore, petite Nora. La mort ne veut pas de toi. Les enfants ne savent pas bien se tuer; c'est déjà une chose difficile aux hommes... Et, dans sa robe de deuil, dans sa robe noire de couvent, qui colle sur son petit corps grêle et nerveux, Nora, les mains ouvertes, les bras inégalement étendus, ses noirs cheveux dénoués gardant autour de sa tête l'ondulation de l'eau qui lentement se retire, Nora dort sous la lune...

Quelques minutes, tout cela n'a pas duré davantage, et l'enfant se réveille... «Oh! qu'il fait froid! ce n'est donc pas la mort? Si, si, puisque me voilà toute ruisselante et voici la mer qui tantôt m'a prise... oh! oui, il fait froid!... mais puisque j'ai encore quelques instants à vivre, j'irai, pour mourir, me coucher, si je le puis, dans le lit de maman, dans le lit où elle est morte, où je l'ai embrassée morte... oh! maman! maman!»

Elle se lève et, grelottante, s'en va vers le parc. La saison est bonne, c'est le printemps. Elle a froid pourtant... Elle marche avec peine. Elle sent bien qu'elle va mourir. Elle retourne vers la maison. Là, rien n'a changé depuis tout à l'heure. Elle s'en étonne et passe. Elle monte l'escalier comme tout à l'heure. Elle remarque que, derrière la porte funeste, il n'y a plus de lumière; on aura, au dedans, tiré la portière, mais sa pensée s'embrouille. L'enfant a sommeil. La lassitude l'écrase. Elle croit que c'est la mort. Elle va droit à la porte du sanctuaire funèbre, et l'ouvre. La lune éclaire, comme un plein jour, toute la chambre. Elle quitte, en chancelant de fatigue, ses vêtements mouillés. Et voici Nora toute nue, dans le rayon blanc, qui arrache au lit sa courtepointe, sa grande enveloppe de satin. Elle sait qu'on a mis là-dessous les plus beaux draps de sa mère... Les voici, tout brodés par elle, et Nora les entr'ouvre et y plonge son pauvre petit corps frissonnant qui va enfin goûter, croit-elle,—puisqu'elle s'est noyée,—un repos sans fin. Car Nora, épuisée, folle de ses grands chagrins, s'est ingénument couchée pour mourir...

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