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Diamant noir

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XVII

Ce fut deux longs mois après la mort de sa femme, que François Mitry, faible encore, prit, à la salle à manger, son premier repas de convalescent. Depuis quelques jours, il s'efforçait de se faire, comme on dit, «une raison».

D'un grand effort sur lui-même, il se dit et se répéta, plusieurs jours durant, que l'enfant était innocente, qu'il ne devait pas, lui, un homme d'expérience, d'intelligence et d'énergie, se laisser vaincre par la passion, jusqu'à en perdre tout sentiment de justice; que le mouvement involontaire par lequel, dans une demi-folie, il avait repoussé, blessé l'enfant, deviendrait criminel s'il ne la consolait pas, aujourd'hui qu'il était rendu à lui-même.. «Je serais dans mon droit en ne pardonnant point à Thérèse; certes, je pourrais, avec l'excuse de ma passion, la torturer même et me croire excusable;—mais cette petite... ce serait affreux! l'atteindre au lieu de la mère, quelle effroyable injustice!

Quand il arriva à la salle à manger:

—Il y a bien longtemps que je ne t'ai vue, ma pauvre petite, dit-il d'un air contraint, j'ai été bien malade, tu comprends, il ne faut pas m'en vouloir.

Ce n'était pas assez, ces paroles. L'enfant le sentit, et le père en fut gêné.

Nora tenait ses yeux baissés; il faut croire qu'il lui eût été pénible de regarder son père. De tous ses mouvements, aucun n'était voulu; ils étaient le résultat tel quel des impressions qu'elle subissait.

Elle ne pouvait pas répondre. Qu'aurait-elle dit? Il n'y aurait eu du reste, pour une grande fille, qu'à être froidement polie; ce n'était pas l'affaire d'une enfant.

Lui, n'était nullement attiré par elle en ce moment; il s'était monté l'imagination dans la solitude de sa chambre de malade. Il revoyait Nora avec la même contrainte qu'il eût ressentie vis-à-vis de Thérèse; il oubliait déjà ses réflexions de tout à l'heure en faveur de l'enfant; à ce moment, il la traitait en femme; il lui faisait porter les coups adressés à Thérèse..... C'était absurde, injuste et disproportionné, mais le propre des passions c'est d'être aveugles et d'être sourdes.

S'ils se fussent revus dès le lendemain de la grande scène, sans doute les choses se seraient passées autrement, mais ces deux mois sans communication avaient tout empiré. Il y avait, des deux côtés, une accumulation énorme de réflexions, de rêves, de rancunes, de parti pris; il y avait, des deux côtés, un endurcissement définitif. Tous deux le sentirent.

Ce sentiment pénible accrut l'irritation intime du cœur de François. Ses résolutions de bonté, ses raisonnements furent décidément oubliés.

A ce moment ses yeux tombèrent sur Jupiter, le chien favori de Thérèse.

Son cœur souffrit.

—Est-ce que Jupiter, dit-il tout à coup, a pris maintenant l'habitude de manger ici? Je laisse bien Junon dehors, moi.

Nora devint pâle. Ses petites lèvres frémirent imperceptiblement. Elle les mordit.

—Il est impossible de nous rendre maîtres de Jupiter, dit l'institutrice avec un peu d'aigreur. Il a refusé de quitter la chambre de mademoiselle l'autre jour encore. Antoine ne peut plus s'en faire obéir.

François Mitry, le sourcil froncé, marcha au chien, le prit par le collier et l'entraîna vers la porte. La lourde bête se fit pesante, refusant de mettre un pied devant l'autre, et, la queue basse, elle tournait la tête du côté de la petite maîtresse, attendant un signe pour échapper au poing du maître, d'une saccade, et reconquérir son droit de chien qui, possédant une petite amie, ne veut pas s'en séparer.

Nora ne bougea point. Elle baissa la tête et suivit Jupiter d'un regard en dessous, l'air farouche. Jupiter dut sortir. Nora, dont les yeux se gonflaient, ne voulut pas pleurer, et pour appuyer d'un signe sensible sa volonté contre elle-même, elle frappa du pied.

—Oh! oh! fit ironiquement Mitry, la regardant avec une étincelle de colère au fond des yeux. Oh!... la petite femme! Voyez-vous cela!... Allons, qu'on nous serve, Catri.

Nora occupait la place de Thérèse, en face de son père, Mlle Marthe à sa droite. Cette disposition aviva encore les souvenirs poignants du malheureux homme. Depuis sa maladie, c'était leur premier repas en commun. Et c'est là, autour de la table, à l'heure gaie du déjeuner, dans la lumière des cristaux, dans l'éclat des fleurs, sous le rayon de midi,—c'est là qu'on s'aperçoit le plus cruellement de l'absence des morts chéris. L'habitude les cherche à la place aimée, à l'endroit où l'heure les ramenait, où les fixait le repas... C'est la minute où l'on ne peut fuir le souvenir.

On déjeuna. Le silence ne fut interrompu que par les offres obligeantes, les indications de service que formulait avec précision et méthode Mlle Marthe.

François Mitry réfléchissait. De temps à autre il regardait Nora à la dérobée.

Au dessert, l'enfant refusa des fruits.

—Je n'ai plus faim, merci.

C'était le moment où, d'ordinaire, Nora, à demi levée sur sa chaise, prête à courir au dehors, disait à sa mère: «Est-ce que je peux, maman?»

Thérèse l'attirait à elle, l'embrassait et répondait: «Va!» Et l'enfant courait, s'élançait vers son père, lui jetait les bras autour du cou, et s'enfuyait dans le parc.

Aujourd'hui, elle restait là, clouée....

Mitry l'examina attentivement. Il vit sur son petit visage le ravage de ces quelques semaines de tourmente. Il comprit combien elle avait souffert. Elle regardait fixement, par la fenêtre, la mer, le vague, rien, sa vision. Il remarqua la fixité bizarre de cet œil si noir, si grand, le petit cercle sous les yeux qui disait des fatigues, des insomnies, à l'âge des insouciances. Alors, un sentiment tendre gonfla son cœur, une pitié qui n'était qu'humaine, et cette pitié ressemblait à l'amour paternel comme la Nora d'aujourd'hui ressemblait encore, malgré tout, à la fille qu'il avait hier. Il se leva, alla à l'enfant, la prit sur ses genoux, mit sa main sur la petite épaule.

—Eh bien, Nora? dit-il tout embarrassé, eh bien?

Ce n'était pas assez, non plus, ces mots incertains.

D'un mouvement lent et invincible, l'enfant offensée roidit ses jambes, les allongea, et toute droite, sans que ses pieds touchassent le sol, elle glissa irrésistiblement à terre. Il la reprit. Elle fit sans rien dire le même mouvement, farouche, blessée jusqu'au fond de l'âme, toute révoltée....

Pour effacer le souvenir de la grande injustice, il eût fallu à cette enfant une scène aussi saisissante d'excuse ou de repentir, de tendresse, mais lui, qui songeait à la mère,—ne pouvait pas.

Il la reprit une troisième fois, plein de la volonté réfléchie d'être bon. Elle lui échappa de nouveau, et de la même manière. Alors impatienté:

—C'est bien, dit-il brusquement, d'une voix sèche. On est entêtée? on boude!... Allez jouer!

On boude! mot absurde, en regard du grand sentiment confus qui était au cœur de la toute petite, plus grand, plus beau, plus respectable que s'il eût été précis et formulé dans un cœur de femme.

François Mitry ne le comprit pas. Il ne comprenait qu'une chose: il avait voulu être héroïque; il avait essayé d'être bon,—beaucoup plus que ne le comportait sa situation,—envers la fille de Thérèse et de Lucien. L'enfant s'y était refusée.

Il partit pour Paris où il passa deux mois, seul. Il liquida toutes ses affaires, mit toute sa fortune en portefeuille et revint à Cavalaire pour réfléchir à ce qu'il pourrait bien faire de sa vie gâtée... Il voulait encore sinon du bonheur, du moins du plaisir.

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