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Diamant noir

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XV

François Mitry aurait dû peut-être demander à la fièvre des affaires la guérison de sa fièvre de jalousie; il n'en fit rien. Au contraire, il conçut l'idée de renoncer à la vie active, de s'enfermer dans sa villa de Cavalaire, de mourir à tout ce qui est la vie commune. Pour qui travaillait-il tant, autrefois? Pour Thérèse et pour Nora. Alors, maintenant, à quoi bon? Pour lui-même, certes, il était bien assez riche! Et il ne se souciait guère de gagner une dot princière à la fille de l'autre... Il rumina longtemps toutes ces choses, durant sa convalescence, et quand il fut sur pied, sa résolution était arrêtée, ferme.

Pas une seule fois il ne s'était fait amener Nora dans sa chambre. Elle n'avait rien demandé de son papa, se contentant des nouvelles qu'échangeaient entre eux les domestiques et de ce que lui disait Mlle Marthe. La fierté en elle s'était éveillée entière, incapable de fléchissement, devant le miracle d'injustice dont elle avait été victime.

On lui avait fait vaguement comprendre la mort ou le départ de sa mère comme un événement auquel personne ne pouvait rien changer. Préparée par la fatalité de la mort, elle accepta l'abandon du père comme une seconde chose fatale qui suivait l'autre. Écrasée, elle subissait pour l'instant les deux malheurs comme une catastrophe unique. Seulement elle avait déjà oublié son père, à force de penser à sa maman.

Durant de longues heures, assise sur le tapis de sa chambre, à côté de Jupiter qui, le menton sur ses pattes, la suivait de son œil mobile, sans remuer la tête, et ne la perdait pas de vue un instant,—elle rêvait à sa maman. Ses paupières, à force d'être ouvertes fixement sur sa vision, prenaient l'habitude de ne plus battre jamais; ses prunelles noires demeuraient très dilatées, et, au-dessus de l'iris brun, le blanc de l'œil apparaissait quelquefois. Ce tout petit visage prenait ainsi quelque chose de tragique, qu'il devait garder. Il y avait déjà un saisissant contraste entre la gravité, la tristesse, la réflexion de ce regard noir, immuable, dans ce visage pâle, et la grâce enfantine, légère, des mouvements de l'enfant. Le masque d'étonnement et d'effroi douloureux qu'elle avait pris brusquement le jour où son père l'avait repoussée, et où elle s'était vue tomber en arrière, dans un abîme,—ce masque d'une minute d'horreur stupéfaite avait laissé pour toujours son empreinte sur le visage. Si petite, elle avait senti passer déjà autour d'elle et sur elle, les éclats d'une passion d'homme, et tout de suite elle avait eu sur son visage quelque chose de la femme. Cela était pénible à voir, douloureux, autant qu'inattendu, mais qui donc y songeait?

François Mitry jugeait que le mieux pour elle était qu'il essayât de l'oublier, car il se sentait prêt à lui être cruel.

L'institutrice se livrait toute à ses grands projets d'avenir, et son égoïsme ambitieux était en train d'étouffer l'espèce de bonté réelle et banale qui était la sienne.

Catri était la femme d'Antoine. Elle avait assez à faire de s'occuper de son mari et des soins de la maison. Elle plaignait Nora, mais ne la voyait que rarement. Et que pouvait-elle? Recoller un jouet cassé, chercher un jouet perdu... Et c'était tout.

Les jouets ne l'intéressaient presque plus, la petite Nora. Elle avait de trop grands chagrins. Elle se nourrissait de sa peine, sans qu'on fît rien pour la distraire. Quand on a près de huit ans, songez donc! on pense, et même beaucoup!

A cet âge-là, en effet, un petit incident est un événement très gros, comme un arbuste paraît un arbre et une prairie haute une forêt. Dans les petits faits, l'esprit se perd comme les petites jambes dans les grandes herbes. Qu'est-ce donc lorsqu'on est, comme le Petit Poucet, dans la forêt véritable ou dans les vrais événements, en face des choses de la vie qui déconcertent les grandes personnes, et qui s'appellent la douleur, l'amour, la mort?

Malheur à l'enfant qu'on a laissé seul en présence de ces mots redoutables. Sa pensée s'étonne, s'effare, revient sur elle-même pour repartir encore à la découverte. Elle se heurte à tous ces murs d'airain derrière lesquels il y a le Mystère, elle s'y meurtrit, et retombe consternée de son impuissance et de sa solitude... «Oh! maman!»

Maman! disait Nora.... Mais il n'y avait plus de maman pour la rassurer d'une caresse, contre tous les infinis.... Les fantômes passaient et repassaient autour de Nora terrifiée, mais elle ne pouvait plus jeter son visage dans la tiède poitrine toujours prête à la recevoir; elle ne pouvait plus sentir sur ses paupières la douceur du corsage finement parfumé, et connu... Et le chaste buste de Mlle Marthe n'inspirait à personne l'envie de s'y réfugier. C'est dans l'oreiller du petit lit que Nora cachait son visage et ses yeux, mais la tiédeur et la souplesse des coussins ne vivaient pas, ne répondaient pas.

Hélas! d'un côté la vie, le monde, l'univers tout entier avec ses nuits, ses jours, ses mystères, ses monstres,—de l'autre une petite fille, mignonne et toute seule....—«Oh! maman, pourquoi es-tu morte?»

Question profonde et légitime. Pourquoi, en effet, est-il permis aux mères de mourir? où iront-ils, de leur pas incertain, les enfants qu'on laisse seuls? comment aborderont-ils, eux si petits, les douleurs, les terreurs de la vie, celles qui rendent faibles les hommes eux-mêmes? Tous les petits abandonnés réfléchissent bien plus que les hommes, car leur pensée naissante, désarmée, n'a pas l'énergie encore et, devant elle, contre elle, se dresse le même univers, aussi terrible et plus menaçant que pour les grandes personnes. Ce drame des petites consciences en formation aux prises avec le mal, le bien, le juste et l'injuste, l'amour et la haine, avec les fantômes qui montent dans les crépuscules, avec ceux qui sortent des tombes,—personne n'y songe, quand les mères n'y songent pas. Les hommes transmettent aux enfants des formules faites pour des hommes, mais la langue intermédiaire qui ferait passer les petits bien doucement d'un âge à l'autre, elle n'est pas inventée encore. Nous laissons les enfants tout seuls.

Seule, elle l'était, Nora; seule dans la maison où l'institutrice la négligeait chaque jour davantage, seule dans le parc, où Jupiter la suivait de son pas large qu'il raccourcissait de son mieux pour demeurer dans les petits pas de l'enfant. Ah! oui, sans Jupiter, il n'y aurait eu que terreur dans le monde pour Nora,—mais la présence de l'amour, même sous la forme d'une bête, suffit à faire contrepoids à toutes les menaces de la nature et de la vie.

Seule aussi, elle allait parfois, au bord de la mer, quand le portail ouvert lui permettait de s'échapper. Elle marchait regardant le sable, y cherchant, de tous ses yeux, de menues coquilles, lançant parfois à la vague un morceau d'écorce de liège que Jupiter lui rapportait avec des bonds de joie et d'orgueil.

Cette plage de Cavalaire est admirable, mélancolique un peu par l'étendue, surtout aux heures du soir. L'arc de la plage sablonneuse n'a pas moins d'une lieue. Ce golfe sans profondeur regarde la pleine mer inexorablement vaste et vide. Au milieu de la plage, la petite caserne des douaniers surveille le large et la côte. La terre, tout de suite, se relève en plaine montueuse, puis en collines superposées, chargées de bois de pins, et surtout de chênes-lièges dont les feuillages sombres, les troncs dépouillés d'écorce, comme ensanglantés, répondent tristement à la solitude, au désert de la plage et de la mer. Cela est mélancolique avec grâce et magnificence. Et l'enfant subissait le charme pénétrant de ces beautés. Un soir elle se trouva loin de la villa; entraînée à la recherche des coquilles, elle arriva jusqu'à la maison de douane. Lorsqu'elle s'aperçut que la nuit descendait, elle revint, en courant presque tout le temps, le long de la mer qui bondissait contre elle. Les petits pieds à chaque pas entraient dans le sable élastique, s'y marquaient, et elle les retirait avec peine. Il semblait que le sable voulait la retenir, l'attacher, pour que la mer puisse la prendre! Elle semblait méchante, la mer; elle sautait, sautait, et elle grondait.... Ah! sans Jupiter!... mais Jupiter était toujours là.

Et puis encore, quand on ne la voyait pas, Nora s'introduisait dans la chambre de sa mère. Elle regardait un à un tous les objets qui avaient appartenu à la morte; elle y touchait, les retournait en tous sens, les baisait. Elle ouvrait la vitrine et elle connaissait tous les trésors de cette chambre. Elle baisait les fleurs desséchées,—levait vers le grand christ un œil plein de questions—faisait revivre en elle le visage de la morte dont le portrait était dans le salon. Et puis aussi, quelquefois, elle regardait—fixement toujours,—cet angle de porte contre lequel elle était tombée... «Oh! maman!»

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