Diamant noir
XIX
Mlle Marthe plaignait de tout son cœur Mlle Nora. «La pauvre enfant, songeait-elle, est dans une épouvantable situation. Elle est innocente, il est vrai, pauvre ange! mais d'un autre côté, il est bien naturel que monsieur Mitry ne puisse plus la voir de sang-froid... Oh! c'est bien naturel.»
Quand la bonté de Mlle Marthe avait déploré les sentiments de M. Mitry pour Nora, l'égoïsme de Mlle Marthe se mettait aussitôt à examiner les avantages qu'elle en pouvait retirer pour elle-même. Quels avantages? Tous. Et elle se gardait bien de rien faire pour mettre fin à un dissentiment gros de tant d'espérances. Et cependant, à la seule idée des souffrances qu'enduraient certainement le père et la fille, il arrivait que Mlle Marthe, même lorsqu'elle était seule, fondait en larmes, mais c'était surtout quand elle causait de ces choses avec Catherine, parce que, alors, elle avait un témoin, suffisamment bavard, de la bonté, d'ailleurs réelle, de son cœur.
M. Mitry, à son retour de Paris, annonça qu'il avait convié, pour novembre et décembre, trois ou quatre amis à venir, à tour de rôle, chasser la bécasse à Cavalaire. Il pria Mlle Marthe de s'occuper de ces réceptions. Il en faisait une sorte d'intendante. Elle y avait bien compté... Elle s'était même proposée.
Un jour où M. Mitry avait appelé à grands cris Antoine et lui avait reproché l'état fâcheux où il trouvait son linge, Mlle Marthe, pendant le déjeuner, dit doucement, d'un ton qu'on sentait plaintif:
—Monsieur a dû se fâcher ce matin?...
—Ah? vous avez entendu, mademoiselle?
—J'ai tout entendu, monsieur. Et s'il vous plaisait que ce qui vous a fâché aujourd'hui ne se renouvelle plus...
—Parbleu! dit M. Mitry... que faudra-t-il faire?
—M'autoriser à m'en occuper.
—De tout mon cœur. Mais... ce sont de nouvelles fonctions, n'est-ce pas?
—Oh! monsieur! j'aime assez la maison aujourd'hui pour vous prier d'accepter simplement le service que j'offre.
Le sentiment qui dictait ces paroles parut de bon aloi à M. Mitry. Depuis la terrible aventure des lettres, il était devenu, pensait-il, un de ces hommes qu'on ne peut plus tromper; il eût reconnu un mensonge d'âme au seul son de la voix... Naturellement on lui aurait fait prendre une poutre pour un fétu, avec d'autant plus de facilité qu'il se croyait plus sûr de sa clairvoyance.
Il songea qu'il trouverait mille moyens de récompenser Mlle Marthe et la présenta aux domestiques comme chargée désormais de les diriger.
Ils s'inquiétèrent d'abord, puis comprirent bien vite qu'elle paraissait sévère pour mettre M. Mitry en confiance et qu'elle leur serait indulgente pour ne pas se les rendre hostiles... Et cela fit une excellente maison.
M. Mitry ne s'informait de rien, ne s'occupait de rien. Pourvu que sa chambre fût en ordre, son linge en place, ses vêtements sous la main, ses chiens d'arrêt pansés et ses armes en bon état, il se montrait satisfait, indifférent à tout le reste.
Contre Nora, il exerçait involontairement une sorte de persécution méticuleuse.
Depuis que sa fureur impuissante, exaspérée de se sentir inutile, l'avait jeté à terre dans des convulsions, frappé de congestion cérébrale, il ne sentait plus de grands emportements, mais il avait pris l'habitude d'exercer contre sa fille de petites et incessantes vengeances. Il se croyait si digne de pitié qu'il aurait trouvé naturel que l'ignorante petite fille le devinât, vînt au-devant de son désespoir, s'excusât d'avoir été maltraitée, s'écrasât devant lui, se reconnût coupable d'être la fille d'une telle mère!
Nora et lui, chacun se considérant comme l'offensé, gardaient leurs positions respectives. On eût dit que le malheureux fou ne comptait avec l'enfance de Nora que pour attendre d'elle plus de pénétration, plus de sagesse, plus de direction d'elle-même qu'il n'en eût exigé d'une grande personne.
Il lui arrivait cependant encore de tirer brusquement de sa poche le portrait de Thérèse, et de le contempler longtemps.
—Elle est si belle, avec un air si noble et si pur!... Et tout cela, c'était fausseté!...
Puis, en la regardant attentivement, il glissait aux souvenirs de la tendresse, et tout à coup baisait l'image avec frénésie, le cœur tordu de désespoir, de regrets, de jalousie, d'amour enfin.
Un jour, comme il venait de presser ainsi sur ses lèvres le portrait chéri et détesté, Nora passa près de là. Il courut à elle sans rien dire. Elle eut peur et se sauva. Il la saisit par la taille, l'enleva de terre et l'embrassa follement, sur son cou, sur ses cheveux, sur ses joues, sur ses lèvres pâles. Toute effarée, elle le laissa faire avec une sorte d'épouvante, puis, à peine remise à terre, elle s'enfuit à toutes jambes. Ces caresses-là ne lui avaient pas semblé plus tendres que la colère et les coups. Elle avait raison. Ce n'était pas son père qui venait de l'embrasser, non pas même le mari, mais l'amant de Thérèse. Si elle eût pu le comprendre, cela lui aurait fait moins mal. Mais elle n'était qu'une enfant et chacune de ces impressions déformait son âme. C'est un amour viril qui l'éclaboussait à l'âge où elle aurait dû, le soir, bien bordée dans son petit lit, redemander l'histoire de Cendrillon.
Le père, enveloppé des ardeurs de sa passion noire, ne songeait à rien de tout cela.
Il eût voulu atteindre Thérèse, mais elle n'était plus qu'un fantôme. Le fantôme était traversé et tous les coups tombaient sur l'enfant.