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Diamant noir

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XXXII

Il entre. Le lit, dont les rideaux sont relevés, fait face à la porte et, sur l'oreiller, tout de suite il aperçoit une tête, une tête pâle aux yeux fermés,—et qui respire.

Est-ce Nora, bon Dieu! ou est-ce Thérèse? La ressemblance, en tous cas, est terrible. C'est plutôt la mère apparue dans la fillette. Dans l'enfance de la petite il y a l'expérience de la mère, et toutes les deux ont souffert par lui le même supplice, et toutes les deux sont là, pleines de reproches, et pourtant muettes!

Il est debout, et il regarde. Autour de lui, tout est en place comme il l'a voulu. La broderie commencée, le nécessaire ouvert, le livre avec son signet, depuis cinq ans sont là, perpétuant l'ancienne vie paisible de l'aimée, tant haïe depuis. L'ordre exquis raconte une vie sage, bien rythmée sur le bruit du cœur de l'époux. Dans la cheminée, les bûches entières, noircies, éteintes, glacées, racontent l'horrible découverte, mais, au-dessus du lit, sous les rideaux hauts et légers, le grand christ d'ivoire, sur le fond de pourpre sanglante, appelle le pardon et les infinis d'amour.

Il bénit, ce christ pâle, la pâle enfant dont les cheveux, d'un noir de deuil, entourent la face endormie, blanche comme le drap brodé qui couvre sa poitrine nue. On voit à son cou grêle, la petite chaîne d'or, où est suspendue la médaille bénite que sa mère avait portée aussi tout enfant. Les bras minces de Nora sont jetés sur la broderie des draps, le long de son corps, et ses mains, qu'elle avait jointes en songeant à celles de sa maman morte, se sont écartées durant le sommeil. La paume en l'air, un peu ouvertes, à demi refermées, elles ont quelque chose de doux et de pitoyable que jamais on ne leur a vu, car Nora, à peine éveillée, est toujours fière, en révolte, et crispe toujours ses petits doigts prêts à combattre; mais en ce moment, dans la sincérité du sommeil, ses mains détendues ont l'air de demander à la vie on ne sait quelle petite aumône d'amour, de pitié et de pardon.

François Mitry voit tout cela et le conçoit clairement. Sous le viveur déterminé d'aujourd'hui, sous l'ironique, qu'une blessure empoisonnée a rendu fou et méchant, l'homme ancien, l'époux, le père s'éveille; il regarde Nora et il croit voir Thérèse!.... Le visage de l'enfant, de plus en plus lui semble être celui de la mère. Elle est là, morte et vivante, et, muette comme elle est, il l'entend pourtant qui lui parle... Langage confus, que rien ne peut rendre, mais dont le sens est trois fois limpide:

«Oh! François!—murmure la morte avec la voix que les cœurs entendent,—François, mon bien-aimé des jours heureux, pourquoi es-tu si changé?

«Quelle faute as-tu donc commise pour avoir ce visage de dureté, ce cœur sans amour et sans joie, cette vie de plaisir, inconsolée?... Il y a des paroles que les morts ne peuvent dire aux vivants, car il faut, pour des fins inconnues, que les destinées suivent leur cours, mais il est des choses que nous pouvons inspirer à ceux qui souffrent encore la vie, et qui se trompent, sur nos tombeaux. Depuis cinq années, ô cher malheureux, ton cœur tourmente le mien, dans l'ombre où sont les rêves des morts. Sur une enfant petite et douce, tendre et bonne, qui est le fruit de mes entrailles et l'âme de ton baiser, tu frappes des coups de géant, follement acharné contre la petitesse et l'innocence. Et chacun de tes coups horribles frappe aussi sur mes os, sur ma poussière, sur mon rêve de morte, sur la part de moi-même qui, éternellement, flotte autour de ma fille pour l'aimer et pour la connaître. Je ne puis pas la protéger, hélas! car la mort m'a chargée de ces chaînes mystérieuses et toutes-puissantes dont elle nous lie pour des fins inconnues qui veulent le secret. Et vainement je fais effort, dans mes liens de morte, pour me soulever vers toi; je ne puis. Le dieu qui fait obscures les destinées, ne veut pas. Il a ses raisons qu'il faut croire et obéir, et c'est là, ô cher bourreau plus misérable que moi, c'est là le martyre des morts qu'on offense, de se sentir eux-mêmes et de ne pouvoir pas se communiquer aux vivants! Mais aujourd'hui, regarde, je suis tout entière présente, sous le visage de mon enfant. Elle est venue au-devant de moi jusqu'au seuil de la vaste mort; et, comme elle avait fait tout ce chemin,—si petite, perdue et seule,—j'ai pu la joindre,—elle était si près!—et me voici en elle...

«François, François! qu'as-tu fait de l'enfant? Le doute seul est quelquefois un crime. La réalité des preuves peut n'être qu'une apparence vaine. On a vu des innocents condamnés à tous les supplices. L'erreur parfois se fonde sur des réalités saisissantes qui sont le mensonge des choses, l'invention d'un démon qui guette la faiblesse de l'esprit des hommes, et qui s'acharne à leur faire nier l'amour, la foi d'amour, la sainte confiance... Et si le destin t'avait tendu un piège, s'il t'avait trompé, qu'en dirais-tu?... Regarde-moi, ô ami perdu, regarde-moi vivre et souffrir sur le visage de cette enfant. Je suis là, dans ses yeux fermés, je suis là, dans le pli de sa lèvre infiniment triste, dans son sourire navré d'enfant qui rêve à la vie sans pouvoir l'atteindre... Et quand même, ô malheureux... (aimé encore, parce que ton doute horrible est encore de l'amour, et ta cruauté de l'amour aussi), quand même tu m'aurais persécutée justement, que t'avait fait la toute petite? Comment n'as-tu pas pu t'élever au pardon pour elle, à la pitié tendre? L'humble chien que tu as un temps éloigné d'elle, et donné, en haine de moi, à des étrangers, sut l'aimer et la protéger, lui! et cela, uniquement parce qu'elle était petite et faible et seule... Il n'avait pas besoin de parenté avec la fille des hommes... Il l'aimait, lui, à travers le mensonge des formes... Il n'y a qu'une âme, ô mon ami, il n'y a qu'un cœur dans les univers, qu'un amour dans l'éternel... et tu t'en es séparé!... Oh! console-moi enfin, dans la mort double que tu m'as faite. Visite-moi dans l'éternelle angoisse... Un baiser, mon François, sur le front de l'enfant, arrivera au cœur inconnu que conservent, dans la mort même, les femmes qui ont su aimer, et toutes les mères des orphelins...»

Ce sourd langage de pitié se parle dans le cœur de François Mitry. Aucune parole ne saurait le rendre; c'est un murmure infini, et le timbre des mots ne le transmet pas; il est pareil à ce bourdonnement de la mer au creux des coquillages. Ce n'est rien, et l'infini du cœur universel y est pourtant contenu tout entier.

Et François Mitry, désarmé une seconde, se penche sur ce lit qui est un lit funèbre, et baise au front l'enfant qui ne se réveille pas. Sous ce baiser, elle a souri cependant... Il ramène sur ses pauvres bras grêles, le drap souple; il comprend qu'elle n'a pas autrement mal. La respiration est tranquille, égale. Il tire les rideaux, fait de l'obscurité, et puis, rassuré, il se retire sur la pointe du pied et va donner des ordres pour que personne ne fasse de bruit. Il faut qu'elle dorme, l'enfant douloureuse...

Mais tandis qu'elle dort, il pense de nouveau aux lettres fatales qui gisent, là, dans l'ombre d'un tiroir. Oh! il n'a pas besoin de les relire. Il sait qu'elles existent. Elles sont là, implacable trace d'un fait que rien ne peut changer. Ce qu'elles lui ont dit, elles le répéteront obstinément... Non, il n'a pas besoin de les relire... il les entend!... Et rien ne peut prévaloir contre la précision des mots écrits et des faits, rien, aucun songe, aucune hallucination, aucun cri sorti de la tombe.

Et le cœur de François Mitry, amolli un moment par la vue de la pauvre enfant endormie, s'endurcit de nouveau et renie cent fois l'amour.

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