Diamant noir
XXI
Un jour, un invité arrive. Il s'appelle Guy de Fresnay. Il a trente-six ans. C'est un diplomate. Il est riche, il aime les femmes.. Il en est aimé. Il ne les a jamais trahies, ne leur ayant jamais rien promis. Et à travers sa double carrière, de diplomate et d'amoureux, il a sauvé en lui une douce bonté, élégante et forte, qu'il a héritée de sa mère.
C'est un ancien condisciple de Mitry. Mitry l'a rencontré à Paris dernièrement et s'est dit tout bas: «Tiens! une distraction!» Il a ajouté tout haut:—Aimes-tu la chasse à la bécasse, toi?
—C'est la seule chasse honorable.
—Alors, viens me voir à Cavalaire, fin novembre.
Voilà pourquoi Guy est à Cavalaire aujourd'hui.
Il est bien fait de sa personne, ni trop grand ni trop petit, avec une barbe brune, légère, naturellement courte et très souple, sous laquelle on aperçoit la fermeté de sa joue très blanche. Il n'a pas de monocle, et pas d'épingle à ses cravates. Rien dans son costume ne le distingue d'un autre homme bien mis. Seulement il y a dans sa démarche on ne sait quelle grâce ferme qui révèle sa nature essentielle. On devine que cet homme fut élevé par des femmes et que, aimé des femmes, il a su les aimer sans les faire trop souffrir. Il est sensuel sans rien de brutal.
Il est arrivé le soir, quand Nora était couchée. Le matin il est parti pour la chasse avec Mitry. Nora le voit pour la première fois au retour de la chasse, un peu avant le déjeuner, dans le grand hall. Il a des guêtres de cuir, boutonnées exactement. Une blouse serre sa taille, pas trop. Son chapeau de feutre souple est posé sur la table près de lui. Son fusil est au râtelier au-dessus de sa tête. Nora entre, suivie, comme toujours, de Jupiter et de Mlle Marthe.
—Ta fille? interroge Guy.
François Mitry devient pâle... Mlle Marthe voit toujours ces choses-là.
—Oui, dit-il, ma fille.
Guy regarde Nora.... Et déjà, tous deux, ils s'aiment bien.
Nora s'est arrêtée. Elle regarde Guy et le trouve à son goût. Il n'a pas l'air d'un monsieur des villes, d'abord. Son costume va bien avec tout ce qui entoure Nora, avec tout ce qu'elle aime, avec les bois, les rochers, les chiens.
Guy tend ses deux mains. Nora s'avance, et tend les deux siennes, toutes petites, aussitôt saisies et comme perdues dans les deux mains, fines pourtant, de son grand ami de tout de suite.
—Et vous vous appelez, mademoiselle?...
—Nora... Et toi? dit Nora avec une assurance pleine de fierté.
—Oh! mademoiselle! s'exclame Mlle Marthe d'un ton de sanglant reproche. Est-ce qu'on tutoie les messieurs, comme ça, sans même les connaître?
—S'ils le veulent bien! réplique effrontément Nora.
—Je m'appelle Guy, petite Nora.
—C'est un nom qui me plaît, dit Nora, toujours assurée.
Et elle répète plusieurs fois: «Guy! Guy! Guy!...» On dirait un gazouillement.
Guy se met à rire de bon cœur. Son rire découvre de belles dents, aussi blanches que celles de Jupiter.... Nora se met à rire également, avec abandon. Depuis longtemps, longtemps, elle n'a pas été aussi heureuse.... Mon Dieu oui! elle riait ainsi avec sa mère—mais pas depuis....
Guy trouve Nora charmante; il regarde ses beaux yeux, passe sa main sur ses beaux cheveux, embrasse ses joues pâles... il voudrait bien que Nora fût sa fille.
—Tu es heureux toi, dit-il avec émotion, d'avoir à toi ce petit diamant noir....
Et il la prend sur ses genoux.
François Mitry fronce les sourcils.... Que Guy ait retrouvé cette expression pleine de tant de souvenirs, et dans laquelle se confondent pour lui la fille et la mère, cela le blesse.
—Voyons, voyons! cette enfant t'ennuie... dit-il. Nora, laissez monsieur!... Allez, laissez-nous, Nora!
Mais elle ne bouge pas, et Guy la retient avec force.
—Laisse-la-moi un peu, dit-il, j'adore les beaux enfants... quand ils sont sages, corrige-t-il bien vite.
Mais Nora comprend très bien que la sagesse des enfants, ce n'est pas la même chose pour Guy et pour Mlle Marthe.
Elle est occupée en ce moment, Mlle Marthe, à attirer Jupiter au dehors. Elle a renoncé depuis longtemps à lui donner des ordres. Elle lui offre des friandises pour le mettre à la porte avec sécurité.
Guy s'aperçoit de ce manège.
—Est-ce pour moi, mademoiselle, qu'on veut renvoyer Jupiter? Laissez-le là, je vous en prie. Mes chiens, à la campagne, ont toujours leur place près de ma chaise... Il n'y a rien de meilleur qu'un chien.
Tandis que parle Guy, Nora le regarde avec une surprise ravie.... Il y a donc au monde quelqu'un pour dire ce qu'elle pense, ce qu'elle souhaite entendre,—et quelqu'un d'assez fort pour le faire écouter!
Mlle Marthe, découragée, laisse Jupiter tranquille....
—Voyons, Nora! dit François Mitry, nous voulons causer!
Le ton est si impérieux que Guy n'ose protester. Il sait que les parents veulent être seuls maîtres de leurs enfants. Il pose Nora à terre,—et les deux hommes se lancent dans une conversation à perte de vue sur les qualités comparées du gordon-setter et du pointer.
Tout à coup, Mlle Marthe pousse un cri d'horreur.
—Est-il possible!... Nora!—Nora, finissez!
Nora est allée prendre, dans la grande coupe, toutes les violettes fraîches que le jardinier a cueillies ce matin, et, hissée sur un escabeau, derrière Guy, elle les fait glisser une à une dans le col du jeune homme, sous sa nuque.... Cela dure depuis un moment et Guy ne dit rien. Il reçoit en souriant cette caresse de fleurs parfumées. Cela l'empêche bien un peu d'écouter François Mitry, mais cahin-caha il répond.
En entendant crier Mlle Marthe, Nora se dépêche et une grande poignée de violettes disparaît tout entière dans le cou de son grand ami nouveau.
—Laissez-la! dit M. de Fresnay... Je vous assure, ajoute-t-il en souriant, que cela ne m'a fait aucun mal.
Et, se retournant, il saisit la mignonne par la taille dans ses deux mains, la soulève et l'embrasse sur ses grands yeux qui se ferment.... Et la petite tête cherche l'épaule de l'homme, elle s'y appuie; elle y retrouve l'impression des caresses paternelles perdues; la petite joue cherche la barbe, la frôle, s'y caresse un peu; et tout contre l'oreille de cet étranger qui plaît à son cœur, l'enfant, un peu rusée, de façon à n'être entendue que de lui, a murmuré:
—Je vous aime bien, vous!
—Ah! fait Guy, charmé de ce diminutif de tendresse féminine.
Et, par une coquetterie d'habitude, il ajoute, un peu bas, lui aussi, sans y prendre garde:
—Et pourquoi?
—Parce que vous êtes bon! répond-elle d'une voix fondue dans la joie d'aimer encore.
Larmes de la morte,—où coulez-vous maintenant?