Diamant noir
XXVII
Le programme qu'il s'est tracé, François Mitry l'a suivi. Depuis trois ou quatre ans il reçoit dans sa villa de Cavalaire, des gens de tous les mondes, par escouades. Il fait de fréquentes visites à Monaco; il joue, gagne ou perd, va revoir Paris où il passe un mois, six semaines, dans les cafés, les théâtres et les restaurants de nuit. Sa villa de Cavalaire est son quartier général; il vient s'y refaire. Un bruit de bouchons de champagne le suit, ici et là-bas. Mlle Marthe est gouvernante-maîtresse et compte bien se pousser jusqu'au mariage,—mais la présence de Nora la gêne.
Nora, avec ses yeux d'enfant solitaire, voit trop de choses, au gré de la gouvernante générale. On rencontre ses yeux dans tous les coins, et il y a des moments où cela est désagréable. De plus il est nuisible à la bonne éducation d'une enfant, de connaître trop tôt les infamies des grandes personnes. Mlle Marthe le pense et le dit ingénument. M. Mitry répond qu'il réfléchira.
Mettre Nora en pension, il y a beau temps que cette question a été débattue; il y songea tout de suite après sa terrible découverte, mais un besoin l'avait tenu, de ne pas se séparer de l'image vivante de Thérèse, aimée à la fois et haïe. Puis, peu à peu, à mesure que la brouille sans retour s'est faite entre Nora et lui, il a tout de même gardé et désiré garder l'habitude de voir dans sa maison cette petite figure blanche et brune, douloureuse et froide, aux grands yeux. Elle est sa douleur chérie, il la fait souffrir souvent et c'est avec délices. Sa vue le torture, et il en jouit étrangement. Tous deux tiennent à leur peine, parce qu'elle fait revivre en eux une morte qui si longtemps les rendit heureux.
Et voilà bien le plus grand mal qu'on ait fait à Nora: on lui a appris à aimer la douleur, les lancinements des blessures, les vains élancements vers l'espérance, tous les rêves qu'évoque le désir des consolations, toutes les images de volupté qui apparaissent si blanches, comme éclairées, si tentantes, à qui les voit du fond des longues ténèbres du deuil. Jouer l'ennuie. La vie commune lui est insipide. Le monde, déjà, lui paraît bête. Elle se sent une petite héroïne de souffrance et d'amour. Elle appelle le drame autour d'elle. Elle le fait rêver, elle l'inspire. Elle fera naître des fatalités sitôt que la vie se mettra à la traiter banalement. Son âme est un de ces oiseaux d'orage qu'on ne voit que dans la tempête, parce qu'ils l'accompagnent. On peut croire qu'ils l'annoncent. Allez dire au courlis de chercher un gîte lorsque, dans la nuit, l'orage éclate, lorsque le feu du ciel raye les eaux partout ruisselantes; il ouvre son aile, au contraire, et tous les horizons déchirés connaissent sa longue plainte qui est un cri d'amour.
François Mitry n'entre plus dans la chambre mortuaire, mais Nora y va bien souvent. Entre l'enfant et l'ombre qui habite cette chambre, quels dialogues peuvent s'échanger, on ne sait, mais ils durent longtemps. Et Catri a coutume de dire: On ne verra pas beaucoup mademoiselle aujourd'hui. Elle est chez madame.
Quand les étrangers affluent à la villa, Nora, la plupart du temps, disparaît; sauf à l'heure des repas, on ne la voit guère ces jours-là; elle est chez madame. Mais, à table, elle continue à occuper fièrement sa place de maîtresse de maison.
Hélas! elle y entend des choses étranges. Sous prétexte que les enfants ne peuvent pas comprendre, on raconte en sa présence, à mots à peine couverts, avec de bons rires, le scandale à la mode. Et l'amertume de Mitry, son scepticisme bête formulent souvent des conclusions comme celle-ci: «Toutes les femmes sont menteuses, infidèles, intrigantes; la meilleure ne vaut rien.» Il se tourne vers Mlle Marthe avec une galanterie de sous-officier pour ajouter platement: «Sauf, bien entendu, celles qui sont présentes.»
Et puis, il y a les intrigues de «vie de château», que Nora devine; les promenades dans les couloirs, qu'elle surprend; tout le dessous des vies de célibat et d'adultère, qu'elle entrevoit. La petite baronne voisine avec le vicomte, le colonel avec la vicomtesse, et l'armateur avec la colonelle.
A la suite des femmes mariées, il est venu des jeunes filles modernes. Elles ont souri de l'air ténébreux de Nora, et se sont occupées de la déniaiser un peu, ma chère! On lui a posé des «colles» sur le baiser, le sourire et le reste. On lui a raconté le fleurt de Gontran et de Berthe—un vrai scandale d'enfants. «Pincés par la grand'maman, ma chère! c'est exquis.» Les polissonneries de pensionnat ont pénétré dans le parc entouré de grilles où Nora aurait dû pousser comme une fleur sauvage, vierge du vent sali qui a traversé les villes... La saine nature lui eût appris, de bonne heure peut-être, l'amour entier, mais tel que le connaissent les plantes et les bêtes, simple et grave. La voix des civilisées lui apprend comment on peut rire de ce qui fait souffrir et pleurer, naître et mourir....
Elle sait ce qu'il faut faire pour «s'amuser» avant d'être vieille, accident qui arrive aux filles vers l'âge de vingt-cinq ans! et ce qu'il faut éviter pour ne pas donner à l'hypocrite sagesse du monde des preuves trop vagissantes du goût qu'on a pour le plaisir.
Vraiment, les deux ou trois fillettes que leurs mamans, en route pour Monte-Carlo, ont amenées à Cavalaire, apportent à Nora de fâcheux commentaires sur bien des choses que les petits paysans du voisinage et les bêtes lui avaient sainement apprises. Elle sait aujourd'hui comment ces choses sont déshonorées par la vie artificielle des villes et les imaginations citadines. Les conversations des belles dames lui ont fait plus de mal que les livres lus en cachette sans choix, au fond de la bibliothèque où Mitry n'entre jamais et dont Nora, sournoisement, garde accrochée derrière un cadre, dans sa chambre, une clef dérobée.
Elle a douze ans, et l'imagination vive et sombre, l'aspiration vers des bonheurs vagues qui puissent la payer d'une vie si triste et qui déjà lui semble longue! Elle a lu Paul et Virginie, elle a lu Manon Lescaut, elle a pleuré sur les malheurs de René; et les vastes mélancolies de Chateaubriand et de Lamartine chantent pour elle, le soir, dans le bruit des vagues éternellement entendu.
Avec ses petits compagnons rustiques, elle court les bois, elle grimpe au sommet des collines; et les genêts épineux mordent ses jambes. Un jour, comme une épine est restée sous son bas, au-dessus de sa cheville, il a fallu mettre sa mignonne jambe à nu. Et le petit Maurin, le fils du braconnier, qui va sur ses quatorze ans, un joli gaillard, bien sain et bien fait, s'est tout à coup agenouillé, et il a bu le sang de la plaie «pour empêcher le mal de s'envenimer». Un trouble délicieux a oppressé leur cœur à tous deux. L'existence sauvage qu'elle mène enseigne à Nora un désir d'aimer moins dangereux sans doute pour elle que les conversations des demoiselles «comme il faut», mais les deux enseignements rapprochés lui en disent, à son âge, beaucoup trop long sur la vie et l'amour.
Le vent qui passe lui plaît; c'est une caresse des choses, bien douce à l'enfant privée de caresses. Une volupté tendre lui vient des arbres, du ciel et de l'eau. Les arbres, il lui est arrivé de les serrer entre ses bras. Il y a, dans le verger, un pommier vénérable qui a reçu, lorsqu'il était en fleurs, le baiser de ses pauvres lèvres pâles. Les fleurs, elle y plonge ses narines palpitantes avec des appels de toute sa bouche ignorante. L'eau, elle s'y est baignée, un soir d'été, à demi nue, avec les garçons et les autres petites filles... C'était un bain pris en fraude. Donc point de costume. Elle a gardé seulement sa fine chemise. Elle a aimé beaucoup la fluidité de l'eau qui l'enveloppait d'une pression égale, câline et frissonnante. Les enfants ont comparé entre eux la force de leurs jeunes bras; et Maurin, l'entreprenant, a renversé dans l'eau les fillettes. Les bras ont été pressés sous la bouche de l'adolescent, les nuques effleurées, parmi les éclaboussements d'écume. La sensualité de Daphnis et Chloé la gagne, Nora, et la console....
... Si Jupiter ne veillait pas, peut-être approcherait-on beaucoup trop l'enfant sans mère et sans amis; et peut-être serait-il temps de l'envoyer dans une «bonne pension».
C'est l'idée de Mlle Marthe, qui dit naïvement à M. Mitry:
—Il n'est que temps, monsieur... s'il n'est pas trop tard!
S'il n'est pas trop tard! Eh oui, il est trop tard pour refaire cette âme. Rien n'y sera effacé, à moins d'un miracle, de quelque façon qu'on s'y prenne. Elle aime trop tôt la mort et trop tôt elle appelle la vie. Et plus rien ne peut empêcher cela. Si elle n'aimait pas en outre la ruse et les mensonges qui seuls ont assuré les libertés qu'elle se donne, l'amour pourrait la sauver encore—mais elle a sans doute oublié Guy... lequel d'ailleurs est bien trop vieux pour elle.