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Diamant noir

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XXXVI

Nora grandit ainsi. Elle a vaincu son père qui redoute les violences de son caractère, les exaltations de son imagination. Elle a réduit Mlle Marthe, qui redoute son œil fixe, perçant, divinateur, et qui se fait devant elle plus zélée et plus servante que jamais. Elle tient en laisse Jacques Maurin, bon petit, qui a, pour ainsi dire, remplacé Jupiter. Elle fait faire à Gottfried, le professeur, ses quatre volontés, car elle n'a qu'à le regarder d'une certaine manière ou à se laisser prendre son petit poignet, pour que les yeux de l'homme velu se troublent sous les verres épais de ses lunettes et pour que sa face se congestionne. Elle a compris cela clairement, bien vite. Elle en rit comme une folle, avec Jacques, et renouvelle tous les jours l'expérience.

Quant aux domestiques, ils savent tous qu'il ne faut pas déplaire à la demoiselle, si l'on ne veut pas que la maison s'emplisse de cris aigus et de trépignements. Cela leur ferait une méchante affaire avec Mlle Marthe ou avec M. Mitry qui, tous les deux, entendent vivre en repos.

Ainsi la jolie petite créature sait trop que la peur, la lâcheté, l'intérêt, la luxure guident les hommes, écrasent à ses pieds les plus forts, les plus déterminés, les plus rusés.

C'est pour se défendre qu'elle a dû légitimement faire ces observations, mais elle les a faites, et c'est ainsi que la belle eau du diamant de plus en plus s'est attristée d'une ombre ineffaçable.

Elle règne donc sur tout un monde, la petite reine noire et pâle, dans son vaste palais, dans son immense parc du bord de la mer. Royaume triste, où l'infante a appris trop tôt les dessous vilains de la politique, parce que la reine mère est morte et n'a pu l'envelopper dans le manteau de son amour.

Comme elle a su se couronner elle-même, de ses toutes petites mains, l'infante est toujours plus orgueilleuse. Elle aime railler et braver les gens.

—Mademoiselle, dit le professeur Gottfried, prenez votre Schiller. Nous allons étudier ce matin le don Carlos.

Mais Nora a une lubie. Elle réplique:

—Ce n'est pas une lecture pour une jeune fille de quatorze ans, monsieur Gottfried! Je m'étonne que vous me la fassiez faire, avec commentaires surtout! C'est un drame trop passionné. Tout Schiller, du reste, est dangereux, séduisant, trop tendre, monsieur Gottfried!

L'innocent Gottfried, ahuri, ouvre un œil si rond que le voilà, le docte animal, très ressemblant à une orfraie. Nora fait cette comparaison en elle-même et dit à voix très haute:

—On prétend, dans ce pays-ci, que l'orfraie sent l'huile comme un savant, parce qu'elle boit l'huile des lampes, dans les églises où elle s'introduit, j'oserai dire nuitamment!

—Par où? interroge Gottfried effaré.

—Par la cheminée, monsieur Gottfried. En avez-vous vu?

—Non, mademoiselle, je n'ai jamais vu de cheminées, dans les églises.

—Parce que vous êtes protestant, mais c'est des orfraies que je parle. C'est très laid. La plume est jaunâtre, comme votre barbe, et l'œil est rond, très rond, et sans aucune expression.

Et Nora éclate de rire à la barbe jaune de Gottfried.

Gottfried, ayant réfléchi, prononce:

—Quant à don Carlos, mademoiselle, vous l'avez donc lu, puisque vous le trouvez trop passionné, et si vous l'avez lu, quel inconvénient voyez-vous à le relire avec moi?

—A le relire avec un homme?... Oh!... fait Nora, baissant les yeux pour imiter les jeunes filles bien élevées qu'elle a vues minauder dans les romans.—Oh! monsieur Gottfried!....

Et un sourire d'une inexprimable impertinence rend sa jolie bouche mille fois plus jolie.

Elle achève:

—Vous ne réfléchissez pas... comme ce serait troublant!

Les joues de Gottfried s'empourprent. L'œil s'injecte. On croirait que le bonhomme va éclater.

—Vous n'avez jamais soufflé dans un bonhomme en baudruche, monsieur Gottfried?

—Non, mademoiselle. C'est un exercice auquel les professeurs évitent de se livrer dans les gymnases d'Allemagne, dit Gottfried, badin, mais sans comprendre.

—Et dans un ballon rouge? avez-vous soufflé dans un ballon rouge?

—Jamais. Pourquoi cela?

—Parce que je songeais que si on souffle trop, ça risque de crever.

—Naturellement!

—J'ai là un presse-papier qui représente un ours; c'est l'ours de Berne, monsieur Gottfried. Êtes-vous allé à Berne?

—Non, mademoiselle. Pourquoi cela?

—Parce que vous êtes philologue. Et vous seul pourriez dire si le verbe berner, monsieur Gottfried, vient directement de Berne.

—Quelle absurdité! mademoiselle! Si on peut dire!... ah!... je comprends... c'est un calembour... mais qui ne présente aucun sens! dit Gottfried.

—Berner un ours, ça doit être drôle, mais il faut être au moins quatre, n'est-ce pas, monsieur Gottfried?

—Cette fois, je ne comprends pas, mademoiselle.

—Dame! pour le faire sauter sur une couverture, comme Sancho Pança, vous savez, il faut au moins une personne à chaque angle de la couverture, réfléchissez donc un peu!

—Mais, dit Gottfried ingénu, la couverture n'est pas nécessaire. On peut berner moralement.

Alors Nora ne se contient plus. Elle est près d'avoir, à force de rire, une crise de nerfs, mais l'heure de la leçon est à moitié écoulée. C'est le moment d'aller voir Jacques, avec qui elle a un rendez-vous.

—Je crois qu'en voilà assez pour aujourd'hui, monsieur Gottfried? La leçon est finie, n'est-ce pas? Le verbe berner, ça n'est pas rien, vous savez! Je sais ce que c'est maintenant, mais je croyais qu'il fallait une couverture....

—Je finirai par croire que vous voulez vous moquer un peu de moi, mademoiselle; ce n'est pas bien, je vous aime beaucoup, je vous assure. Je suis un maître indulgent, et si vous étiez dans un lycée d'Allemagne, vous connaîtriez une sévérité....

—Oh! je les connais, maintenant, vos lycées d'Allemagne, interrompit Nora. Vous et mademoiselle Marthe, qui y a été élevée, vous me les avez fait voir comme si j'y étais allée moi-même. On y défend aux petites filles de courir parce que «ça n'est pas convenable», et les règlements y sont austères, imposants... comme vous,... mais en dessous, hein, monsieur Gottfried?

Nora cligne de l'œil. Gottfried est enchanté. On est sur le terrain qui brûle.

—En dessous... quoi, petite futée?

Il se rapproche de Nora et regarde sa nuque fine, d'un œil toujours injecté et toujours rond.

—Eh bien, en dessous... vous m'en avez conté de drôles!

—Moi! par exemple!... Je ne vous ai conté aucune histoire drôle... ou, si je l'ai fait, c'était pour vous amuser un instant et j'ai eu tort, vraiment tort, car j'ai trahi pour vous le secret professionnel... Où en serions-nous, si on avouait, en Allemagne, les défauts et les vices des institutions nationales? C'est bon pour des Français, cela. Quant à nos lycées, nous y avons une expression proverbiale, qui fait loi: Man darf nie aus der Schule petzen.

—Ce qui veut dire,—interrompit Nora:—«On ne doit jamais rien rapporter,» ou plutôt: «moucharder, des scandales de l'école

—C'est bien le sens, mademoiselle, ne l'oubliez pas. Étant mon élève, vous êtes désormais des nôtres... Songez au manteau des fils de Noé. C'est une belle légende... Tout est dans la Bible. Mais voyons, dites-moi un peu... quels scandales vous ai-je contés?

—Ce jour, par exemple, dit Nora sans broncher, ce jour où, sachant très bien que votre élève favorite trouverait en flagrant délit d'embrassade un de vos honorables confrères et son élève favorite à lui, vous avez dit à la vôtre: «Allez donc chercher tel livre dans telle salle, mademoiselle», vous avez su, comme ça, avec certitude, que le confrère, de son côté, embrassait sa plus jolie élève, et, comme ça, en ayant surpris son secret, vous l'avez empêché d'abuser du vôtre, n'est-ce pas, monsieur Gottfried?

—C'est pourtant vrai, dit Gottfried flatté, d'un air bonhomme et d'ailleurs sincère,—elles sont toutes jalouses les unes des autres, nos chères petites, et ce sont des histoires à mourir de rire. Mais comment empêcher ça? Ce que Schopenhauer appelle la volonté de l'espèce, poursuit pédantesquement Gottfried, agit aussi bien et peut-être mieux sur de petits êtres tout neufs, qui commencent à sentir la vie; et du moment que des filles ont pour professeurs des hommes, il est aisé de prévoir que ces demoiselles en abuseront. Ce sont là des inconvénients,—continue Gottfried,—des inconvénients qu'on pourrait qualifier de fâcheux, mais qui sont inévitables, et compensés d'ailleurs par des avantages que j'ai énumérés avec soin dans mon livre: Contribution à l'étude du système d'éducation des filles dans les lycées allemands, considéré au point de vue de l'amélioration des races du Nord.

—Il est long le titre, mais il est beau, monsieur Gottfried, très beau. Vous me ferez lire cela, n'est-ce pas?

—Quand le moment sera venu, mademoiselle, et il viendra, soyez-en certaine.... En outre, et pour en finir sur cette question, l'essentiel, en éducation, est que force reste toujours, du moins en apparence, au règlement, et que le manteau d'une décence parfaite, fût-elle superficielle, recouvre la lie inévitable qui accompagne toujours le fond des choses!

Satisfait de cette belle phrase qu'il croit française, mais dans laquelle les métaphores s'accordent comme un chien avec la casserole qu'on lui attache à la queue, Gottfried prend le petit poignet de Nora et le baise.... respectueusement.

—Ça vous fait plaisir, ça? dit-elle en retroussant un peu sa manche.

Elle relève en même temps le menton et avance la lèvre inférieure d'un air tout à fait impertinent.

—On embrasse toujours les enfants sages, répond hypocritement l'affreux personnage.

—Alors, la leçon est finie?

—Si vous l'exigez, mademoiselle. Mais à condition que je vous accompagnerai aujourd'hui, à la promenade.

Ce n'est pas l'affaire de Nora, que Jacques Maurin attend au Grand Pin.

Et alors, d'elle-même, elle tend à l'estimable professeur son petit poignet mince et blanc, le lui fourre sous le nez dans les vilains poils de sa moustache épaisse, et tandis qu'elle rit de voir l'angle carré du savant occiput, elle prononce, en réponse à la condition proposée, un «non» tout sec, se lève et s'en va.

M. Gottfried, auteur d'un traité sur l'Éducation allemande, prétend que ses affaires avancent.

Eh bien, et M. Mitry? Il ne sait donc pas en quelles mains est tombée Nora? il ne voit donc rien! Ce n'est pas un méchant homme; il ne se peut pas qu'il désire pour cette enfant toutes les conséquences probables d'une éducation pareille! Hélas! M. Mitry est un homme qu'une douleur inattendue et trop violente pour sa force d'âme a démoralisé; il ne voit rien et ne veut rien voir. Chaque fois qu'il formule une objection, un scrupule, un remords, il est ravi de se voir combattu par les sophismes de Marthe. Mitry n'est plus qu'un malade et un vaincu; il est persuadé qu'il a au cerveau une lésion subtile, mais profonde. Peut-être n'a-t-il pas tort. «Ah! les chiens courants! les chiens courants me l'ont prise!» Voilà pourquoi il a laissé deux étrangers envahir sa maison, l'envahir lui-même... Un jour, il a envoyé Nora au diable.—Elle y est.

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