Diamant noir
XXXV
Mlle Marthe envahit la maison que Nora, de jour en jour, abandonne davantage.
Mlle Marthe n'a nullement renoncé à ses projets. Elle veut, tôt ou tard, épouser le maître du logis, devenir la vraie maîtresse. Tous ses calculs sont faits, ses mesures sont toutes prises. Elle arrivera. Nora mariée au plus tôt, avec une bonne dot (ce qui sera à peine une brèche à la fortune de M. Mitry), Marthe continuera à viser son but. Elle a parfaitement compris qu'elle ne peut y arriver vite. Elle est donc patiente.
M. Mitry, secoué des grandes passions finales de la quarantaine, vit follement au dehors. Elle regarde, indulgente et persévérante. Elle prend soin du linge, surveille la table,—et sourit. Elle sait qu'à l'heure où les tisanes quotidiennes seront ordonnées, elle paraîtra indispensable, si elle a pu durer jusque-là. Elle attend le moment de mettre au service des lassitudes du quadragénaire, peut-être de ses infirmités, l'inaltérable patience allemande, ses connaissances de Lotte en friandises de malade, tous ses talents de lectrice et de ménagère qui sait tout dire en trois langues.
Et cela s'annonce très bien. Déjà, à plusieurs reprises, M. Mitry est revenu très fatigué de ses excursions à Monaco ou à Paris, ou simplement dans les bois d'alentour, par les mauvais temps d'hiver. Et il a bien compris que Mlle Marthe lui est indispensable.
—Que deviendrait ma maison sans vous? Vous êtes vraiment une précieuse et excellente personne.
Alors, tout en remerciant, Mlle Marthe s'est mise à parler de l'avenir de Nora, qu'elle aime tant, «malgré ses inquiétants défauts».
—Je ne lui suffis plus, monsieur, c'est bien évident. D'abord, le soin de la maison en général m'absorbe. Je ne puis être à la fois votre intendante et l'institutrice d'une grande fille de cet âge. C'est tout à fait impossible. Et si vous ne vous décidez pas à vous en séparer....
—Elle ne voudra jamais, répond le colosse soumis, le père déchu. Au couvent, bien sûr, elle ferait un coup de tête, s'échapperait encore. Contrariée jusqu'au bout, elle serait capable de se tuer!... Songez donc! quelles responsabilités! Non, non, laissons-la libre. Elle ne prendra jamais son parti de la captivité, à présent surtout qu'elle a goûté d'une vie si sauvage.... Après tout, mademoiselle, cela vaut peut-être mieux que la vie de bal et de théâtre qu'on fait mener aujourd'hui aux petites filles.
—Je ne dis pas non, monsieur, poursuit Marthe qui a son idée fixe et depuis bien longtemps. Mais il faudrait un guide, un mentor à cette enfant, un homme sûr, savant et intelligent, un homme de tact, ayant la main légère, mais ferme, et qui puisse même être un compagnon pour elle, un défenseur... Elle sort trop seule... Un homme de confiance, qui serait un professeur, voilà ce qu'il vous faudrait.
—Et où le trouver, dit M. Mitry, ce phénix?
—Mais si j'en parle ainsi, répond d'un air de triomphe Mlle Marthe, ne comprenez-vous pas que je l'ai, oui, tout prêt, sous ma main?
—Allons donc!
—C'est mon frère, mon propre frère, monsieur, qui est professeur, chez nous, dans un lycée de jeunes filles, dans un gymnase.
—Dans un lycée de filles! s'écrie le pauvre Mitry... Ah! mademoiselle Marthe, que serais-je devenu sans vous!... Mais consentirait-il à quitter une situation comme la sienne?...
—Je l'ai pressenti, monsieur, je lui ai dit quelle cure pédagogique il pourrait réussir chez vous. Cela le tente. C'est un grand esprit. Il a publié un livre intitulé: Contribution à l'étude du système d'éducation des filles dans les gymnases allemands, considéré au point de vue de l'amélioration des races du Nord. Il m'a répondu qu'ayant confiance en moi, aveuglément, il fera pour vous ce que je lui demanderai.
—Écrivez-lui de venir, mademoiselle Marthe. Je veux accomplir scrupuleusement, malgré tout, mon devoir envers cette enfant. Un précepteur pareil, mais c'est un trésor!
Et c'est pourquoi, maintenant, un professeur à tout faire, Allemand, petit, velu et laid,—«pas dangereux par conséquent,» songe naïvement M. Mitry,—donne à Mlle Nora des leçons de toutes sortes. Il est musicien comme personne, philologue et historien, mathématicien et poète. C'est une encyclopédie allemande. Il parle, à tout propos, de Schopenhauer et de Gœthe. Il tire l'épée et joue du sabre comme un étudiant. Il monte à cheval comme un uhlan. Il est grossier comme un pain d'orge et hypocrite comme un chat. Il embrasse sa petite élève, pour la récompenser, dit-il, quand elle a été bien sage. Il lui raconte des histoires de jeunesse avec des réticences plus laides que des mots déshonnêtes. Il lâche pourtant çà et là une expression d'argot en français, car Gottfried n'ignore pas qu'on fait à l'esprit germanique le reproche d'être lourd. Or, la légèreté française est représentée pour lui par la langue verte... «Tu me la coupes» et «tu t'en ferais mourir» lui paraissent des choses fines comme des ailes de papillon, en sorte qu'il introduit brusquement, dans son pâteux langage de savant, de ces mots-là, qui font, sur ses lèvres tudesques, le plus baroque effet. Il dit par exemple, d'un air doctoral, au cours de sa leçon d'histoire: «Napoléon Ier désirait un héritier. Son divorce avec Joséphine n'eut pas d'autre cause. Enfin en 1811, Marie-Louise «décrocha un gosse!» Et Nora s'amuse énormément. Elle se moque de Gottfried, et le subit quand elle y trouve intérêt.
Gottfried veut suivre Nora dans ses promenades. Il devient «encombrant» et, pour se débarrasser de lui, elle le trompe de mille façons. Ainsi il achève de gâter l'enfant trop libre, trop rusée, trop impérieuse... qu'il compte bien épouser un jour, quand Mlle Marthe, sa chère sœur, épousera le père. C'est chose convenue entre sa sœur et lui. M. Gottfried peut attendre. Il n'a que vingt-huit ans.
M. Gottfried forme sa future.
Pour commencer, il la réconcilie avec le piano, tout en lui racontant les amours de Chopin et les égoïsmes de Gœthe. Et si, plus tard, il arrive à compromettre sa petite élève, il réparera volontiers.
Gottfried, c'est Atta-Troll, mais c'est surtout Caliban. Ses ridicules sont tudesques, mais ses vices n'ont point de patrie. C'est la brute humaine, armée de raisonnements et masquée de science. Elle ne déshonore que l'humanité.