Diamant noir
LXIII
FRAGMENTS DU JOURNAL DE GUY.
La délivrerai-je d'elle-même? je ne le crois plus. Une sorte de fatalisme se dresse en elle devant tous mes efforts. Elle a pour mot favori: «Ce n'est pas ma faute». Ce n'est jamais sa faute. Elle ne se croit pas libre. Dès lors, elle ne l'est pas.
Le mensonge est chez elle une spontanéité violente et sereine. Un réflexe. Comment changer cela? Elle ment comme on cligne des yeux. L'habitude de se cacher est invétérée chez elle. Quand elle ment, l'œil se ternit d'un trouble neutre où, avec facilité, je reconnais qu'elle a menti, mais, pour que ma certitude fût efficace, il faudrait chaque fois prouver qu'on sait. Comment le faire, si, tout certain qu'on soit du mensonge, on est pourtant sans preuves positives?
... Et puis comment croire à la menteuse quand elle dit la vérité!
Je l'aime avec découragement.
Je crois que, le jour où s'en ira vraiment de moi toute espérance de la changer selon mon cœur, l'intérêt de l'aimer me fuira. Je sens aussi que, modifiée à ma guise, je l'adorerais définitivement comme la chose, l'âme conquises, comme la femme la plus vraiment à moi de toutes celles que j'ai connues,—ma création.
Au fond, mon goût des pudeurs délicates, jolies, lui semble encore un peu bien ridicule. Elle ne s'en cache pas toujours assez... A l'occasion une raillerie lui échappe. Elle a alors la plaisanterie lourde, inutilement grosse, inattendue en regard de sa gracilité physique. Et quand on la lui reproche elle insiste, défend sa phrase, l'aggrave en s'efforçant de la légitimer.
Comme cela m'est arrivé une fois déjà avant notre mariage, en présence d'une faute d'enfant qu'elle avait commise, et d'une révolte d'enfant qu'elle avait sous mes reproches, j'ai oublié qu'elle n'est plus une enfant et j'ai levé la main sur elle!... Elle a attendu la punition avec une sourde volupté. Elle l'a goûtée comme un témoignage d'amour. Elle en aimait la justice. Elle aime aussi à sentir que la force qui marche contre elle a été mise en mouvement par elle, mais que cela est loin des tendresses douces que je voudrais!
Doucement, doucement te bercer, faire que tu sois mon enfant d'esprit, d'âme et de cœur, n'aurai-je jamais ce délice! N'en auras-tu jamais la joie toi-même, à travers moi? Pourquoi, même dans mes bras, habites-tu un monde qui n'est pas le mien? Pourquoi ne me suis-tu pas où je t'entraîne? Pourquoi ne m'y devances-tu pas, même, puisque je t'ai montré d'avance tous mes chemins?
Elle a repoussé, ce soir, mon baiser, disant, d'un air méchant, qu'elle était lasse. Pourquoi? Quel visage m'apportera-t-elle demain matin?
Petite âme damnée, si tu veux me suivre, je te donnerai deux ailes fines, des ailes pour le ciel,—la tendresse et la bonté.
—«Je ne puis pas... ça n'est pas ma faute.»
—«Il faut savoir se commander. Abdiquez, enfant chérie! Laissez-là l'orgueil—pour l'amour.»
—«J'ai un si vilain caractère!»
Je l'ai embrassée avec effusion, au risque de renverser les verres (nous étions à table). Ah! chère petite! combien ce mot a dû vous coûter! je le bénis.
Si elle laisse échapper une de ces expressions triviales qui choquent si fort dans une jeune et jolie bouche féminine, elle essaie, pour me plaire, de se rattraper vivement, et il lui est arrivé d'ajouter alors, bien vite, en se mordant les lèvres: «J'ai fait une gaffe!» ce qui en fait deux, mais la dernière est si ingénue!
Une véritable enfant, distraite quelquefois par un rien de choses très importantes qui devraient éveiller en elle les pires soucis. Sur une affaire d'honneur, de fierté, de probité, elle parlera juste, honorablement, fièrement,..... à condition que l'amour ne soit pour rien dans l'affaire. Parle-t-on de pudeur, de chasteté, alors son jugement se trouble. Ces choses n'ont pas l'air d'être capitales à ses yeux. Elle paraît même ne pas voir que la probité est aussi du domaine de l'amour... Quel supplice!... Il y a du Gottfried là-dessous.
La déférence mondaine la plus simple qu'on doit à l'homme âgé ou de quelque marque, elle paraît l'ignorer. Elle n'a pas le respect des valeurs individuelles, ni de l'âge. C'est pourtant joli, chez les êtres jeunes, la modestie en présence de ceux que la vie a instruits, endoloris, accrus... Elle n'a pas cela. La suffisance est, chez elle, d'une précision coupante qui, en de certains moments, lui ôte du charme, de la jeunesse surtout, de la grâce. Cela, par instant, la virilise, lui donne une allure «garçon», et cela, en même temps, la vieillit.
Hélas! à propos des plus petits incidents, ne jamais se trouver en présence d'explications simples comme la simplicité, droites comme la ligne droite!.... Ah! Gottfried!
Il faut qu'elle obéisse, qu'elle aille à l'idéal que j'ai choisi et toujours suivi. Elle ne peut être à moi et rester libre de moi.
Elle brodait, souffrante, pâlie, touchante, silencieuse, avec des transparences aux lèvres, sur les joues.
—Bonjour, Nora.
Elle a pris un air mutin que son air souffrant rendait exquis de grâce. Ses petites révoltes, réduites par le mal, ont été ravissantes. Je lui ai dit:
—Ne sois pas malade. De te voir si pâle, j'ai mal, moi aussi. Tiens, je t'aimerais mieux méchante comme à l'ordinaire, qu'attristée ainsi par le mal... Sois méchante, je t'en supplie!
Elle a baisé ma main, encore et encore... Ce baiser sur ma main me ravit toujours... Il me semble que je suis le seigneur et qu'elle est ma petite esclave, dans un pays de rêve, où l'amour est roi.
Je suis jaloux, j'en souffre et je la fais souffrir. Je dois me méfier de moi, prendre garde d'être injuste. Est-ce seulement en vue d'en faire une belle et noble créature morale que je la harcèle de mes reproches, que je la tourmente avec mes chimères? Non, non, je la veux noble et belle, il est vrai, mais pour moi. Oh! le sauvage égoïsme d'amour, protecteur des races!... Oui, je la veux mienne avant tout, exclusivement mienne! Je veux voir sur elle ma marque, ma griffe. A l'idée qu'elle pourrait m'échapper, je me sens devenir cruel. Et elle m'échappera! Cela doit finir ainsi, puisque dans peu d'années,—en mettant les choses au mieux—nos âges brusquement vont nous séparer!... Cette idée m'est insupportable...
J'ai rêvé, l'autre nuit, que j'étais tout vieilli, et, comme elle était restée jeune et belle, je l'ai tuée!... Il faut me méfier de moi.
Je ne me savais pas si passionné. Hélas! ma vie qui prévoit le déclin veut se résumer, se reconnaître entière, dans une grande seconde d'amour et d'adieu, afin de recommencer par un être nouveau... Oh! ce rêve!... Il me semble que tout s'apaiserait dans son cœur à elle et dans le mien.
La vertu heureuse du mystère d'amour ne s'éprouve entière que si l'amour est respecté en tant que mystère.
Les mots même qui nomment les choses de la volupté la détruisent en la précisant dans le sens sacrilège d'une trompeuse connaissance. Une véritable déchéance commence au calcul sur le plaisir, à la fausse précision des idées sur le sujet qui n'appartient pas à l'homme et qui contient le secret des immortalités. Avoir du respect pour l'inconnaissable, c'est être en règle avec tous les dieux possibles.
Une expérience raisonnée, fût-elle purement théorique, a défloré la vierge, qui ne se retrouvera vierge «ou virginalement femme» que par un miracle de l'amour... Puissances inconnues de la vie, nobles et mystérieuses voluptés qui créez la forme, ouvrières de toute chair, matrices de toute pensée, je l'attends de vous, ce miracle. Rendez à l'enfant le trouble hésitant, l'incertitude tremblante du cœur... Aux yeux ouverts trop tôt sur la menteuse réalité des faits, sur le net contour des choses, qui nous en dérobe le sens, rendez la demi-ombre des lieux sacrés, qui sont vôtres, parce que le bonheur y habite.
.... Oh! si tout mon cœur allait lui être inutile!
Comme elle n'a pas de morale et pas de préjugés, elle ne peut être gardée que par l'amour... Ah! je vendrais mon âme pour avoir vingt ans.
J'ai perdu pied dans l'amour... J'ai plongé à l'endroit profond.... Je me sens roulé par la grande vague.