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Diamant noir

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XLIII

—Monsieur Gottfried, dit Nora, au salon, en bas, à l'heure du crépuscule, le soir du même jour,—pas de piano aujourd'hui, je vous en prie, monsieur Gottfried.

Nora est impatiente d'aller retrouver Guy, qu'elle a quitté voici bien dix minutes.

—Et pourquoi cela, mademoiselle?

—Pour rien, j'ai mal aux nerfs voilà tout.

—Eh bien, ce morceau de Chopin, mademoiselle... Je vous conterai, comme récompense, les amours de ce grand artiste.

—Vous en rabâchez, monsieur Gottfried, des amours de ce grand artiste... Contez-moi les vôtres.

—Si vous voulez.

Gottfried se rapproche de Nora. Elle frappe du pied et imite l'enfant qui pleure, avec de jolis sons perlés dans sa voix larmoyante.

—Non, je m'en vais... je m'en vais, moi! Moi veux pas rester!

Pourquoi cependant ne s'en va-t-elle pas, ou pourquoi est-elle venue?

C'est qu'elle meurt de l'envie d'aller retrouver Guy tout de suite, et qu'elle fait tous ses efforts pour s'en empêcher. Sa résolution, envers lui, n'est pas encore prise. Elle met entre lui et elle, la personne sans importance de Gottfried, car ce Gottfried, quand elle veut l'envoyer tout simplement promener, oh! ça n'est pas long!

—Laissez-moi aller, de bon cœur, monsieur Gottfried. Je vous embrasserai, là!

Et elle pouffe de rire.

—Enfin! s'écrie Gottfried. Ça sera bien la première fois.

On vient d'apporter les lampes. Nora se lève, toujours riant, et va à Gottfried. Elle lui offre son visage, il en approche le sien.

Oh! si elle pouvait savoir, la pauvre Nora, où est Guy en ce moment, son cœur défaillerait!

Guy est assis sur un banc du parc, à vingt pas de la fenêtre du salon qui s'éclaire sous ses yeux tout à coup, et il voit, sans rien entendre de ce qu'ils disent, Gottfried et Nora se rapprocher... Une angoisse atroce saisit son cœur, le serre comme un étau, le broie d'une pression lente... Guy est jaloux, mais cela n'est rien,—il est déçu!—Qu'est-ce que c'est donc que cette petite fille? A-t-elle ou non du cœur? que veut-elle faire de lui?.. Évidemment, ce n'est qu'une mauvaise petite nature, viciée encore par une absurde éducation libre. Comment lui, Guy, serait aux mains d'une enfant, et d'une enfant pareille!.. Et il l'aime donc, puisqu'il souffre? car il souffre horriblement!.. Des idées contradictoires se heurtent dans sa cervelle... Se lever et fuir, monter dans sa chambre, boucler sa valise, quitter à jamais cette maison où il se sent en danger... car il y va de l'honneur, puisqu'elle n'est qu'une enfant!.. Il voudrait aussi courir à cette fenêtre où s'encadrent toujours, clairement visibles sous la transparence du rideau, les deux visages de Nora et de Gottfried, rapprochés l'un de l'autre... Oh! la briser du poing, cette vitre, et dire: Je suis là!

En ce moment, Gottfried, toujours dans la même attitude, est en train de répéter:

—Mais vous ne m'embrassez pas!.. Embrassez-moi, voyons,—c'est promis.

—Et je n'en ferai rien, soyez tranquille; j'ai seulement voulu dire que je me laisserais faire.

Il en prend son parti, et, la saisissant par les deux épaules, il baise la joue, puis le cou, et cherche les lèvres.

Et Guy,—c'est étrange,—frappe du poing le dossier du banc sur lequel il est assis. Guy est malheureux. Il a envie de pleurer.

—Assez! assez, monsieur Gottfried! dit Nora, c'est assez!.. Bonsoir!

Elle se sauve et disparaît.

Nora s'élance dans le parc à la recherche de Guy, qu'elle n'a pas trouvé dans la maison. Elle ne se doute pas du mal qu'elle vient de lui faire... Oh! si elle pouvait savoir!

Elle va le chercher bien loin... Sans le voir, elle le frôle de sa jupe envolée au vent de la course. Et quand il sent contre son genou le frémissement de cette robe, et sur son visage le frisson de l'air qu'elle a déplacé, il ne sait plus ce qu'il doit faire, la saisir au passage, la prendre pour la châtier, ou bien lui crier: «Vous vous trompez, pauvre enfant... Le bonheur n'est pas par là...» ou bien encore la laisser passer—à jamais.

Et du fond de l'ombre où il souffre ce tourment d'un amour à la fois naissant et trompé, il continue à voir distinctement, à travers les petits rideaux de guipure, légers comme un nuage, le salon éclairé, et, au milieu, ce hideux Gottfried en train de ranger avec méthode des brochures, des cahiers de musique.

Le cœur de Guy est éperdu. Il lui semble qu'on vient de lui reprendre quelque chose de divin, qu'on lui avait donné. Quoi donc? il ne peut se l'expliquer. Ne serait-ce pas simplement qu'il avait de Nora une idée qu'il lui faut abandonner tout de suite? Oui, c'est cela. Au lieu d'une petite fille singulière, mûrie trop tôt par le malheur d'avoir grandi sans mère, encore enfant, déjà femme, deux fois attirante, n'a-t-il rencontré qu'une pensionnaire effrontée, maligne, prétentieuse, un peu vicieuse? Il s'interroge et souffre. Oui, oui, c'est bien cela, mais, alors, pourquoi souffrir si profondément? Doit-il s'avouer qu'il est jaloux?.. Ce n'est pas la tendresse qui pousse cette enfant, délicieusement étrange, à jeter sa joue sur la face lippue et velue de ce vilain casse-noisette de Nuremberg! Alors, décidément, quoi?.. quoi? L'affreuse angoisse l'oppresse toujours plus cruellement. Sa tête éclate... En si peu de temps, avait-il donc tant espéré de cette gamine, aux regards, aux pâleurs de femme? Hélas! Guy est amoureux! et l'amour, le dégoût et la colère gonflent son cœur!

Ce n'est pas par hasard qu'il est venu sous cette fenêtre; il voulait la voir, jouir de ses mouvements, les étudier aussi, se faire un jugement. Le voilà fixé. N'était-ce pas son droit, puisqu'elle avait attaqué son cœur, la première, elle, la maligne voleuse?

Où est-elle maintenant? A quel autre jeu a-t-elle couru?

Il se perd en silence dans les allées les plus étroites du parc, se dissimule à tout instant derrière les arbres, l'œil aux aguets, l'oreille tendue, épiant...

Que croit-il surprendre encore?

Quel roman compliqué suppose-t-il donc? Il a honte, lui, à son âge, de s'occuper ainsi des gestes d'une fillette!.. Est-ce que cela le regarde?.. Non, il se méprise d'en être là, mais une force qu'il ne peut pas vaincre le mène où il va... il ne sait pas où... Tout à coup, il perçoit des bruits de pas sur le gravier... Il se cache dans les bruyères du bord de l'allée...

Un couple s'avance.

Est-ce Mitry? Est-ce Mlle Marthe?

Guy regarde et écoute. C'est Nora... avec un jeune homme! Guy ne connaît pas Jacques.

—Ne viens pas cette semaine, Jacques, ni l'autre, entends-tu?

—Ah! répond Jacques tristement... Je sais, vous avez du beau monde. Mais pourquoi pas au grand Pin, une fois la semaine, comme toujours?

—Non! non! plus! dit-elle. Ça n'est plus possible; on verra plus tard... Est-ce que tu n'es plus mon bon chien?

—Si, répond vivement Jacques, si, mademoiselle, et j'obéirai.

—Eh bien, adieu.

Elle est impatiente.

En silence, Jacques la prend dans ses bras, sous le regard ardent et invisible de Guy... Il la presse un moment contre lui, en effleurant des lèvres, son cou, ses joues... sa bouche!

—Adieu! adieu, dit-elle.

Le petit leveur de liège, pour sortir du parc, passe par-dessus le mur... Pourquoi pas par la porte? C'est la question que se pose Guy.

Nora retourne vers la maison. Le jugement de Guy sur Nora est fixé, décidément fixé.

«C'est une vulgaire petite friponne! C'est bon, on veillera. Adieu, bonsoir, mon rêve bête! Étais-je assez un vieux fou! Comme cela, en cinq minutes, j'avais construit tout un monde d'espérances! A quoi tiennent pourtant les choses! Ainsi, quelques heures seulement après les caresses qu'elle m'a faites, là-bas, au creux du ravin, devant la mer, à moi, Guy, elle en est venue à celles-ci! J'avais pu croire à un amour naissant, touchant, suave, dans un cœur d'enfant,—et le mien avait été remué! Et je me suis lourdement trompé.»

Cela l'indignait plus qu'il n'aurait su dire. Il ricanait tout haut!

«Non, vrai, quelle sottise!.. N'y pensons plus. A joueuse, joueur et demi... je regarderai son manège. Ce sera un des passe-temps de cette vie isolée... C'est égal, je ne me croyais pas si sot... Adieu, paniers, la grêle a fait vendange!»

Et Guy, cherchant à s'analyser, trouve qu'au fond du sentiment qu'il commençait de sentir pour Nora, il y avait, en même temps que de l'amour, beaucoup de cette tendresse paternelle qui vient, même sans objet, au cœur des hommes de son âge, si sourdement profonde. Gottfried pourrait lui dire là-dessus de fort belles choses en invoquant la Volonté de l'espèce. Guy songe tout simplement que cette forme enfantine appelait la protection et qu'il eût été heureux de la lui donner; que ces yeux de douleur appelaient la consolation et qu'il les eût fermés sous ses lèvres avec joie, en berçant dans ses bras la toute petite.

—Eh bien, dit François Mitry, le soir, à table, êtes-vous content de votre journée, mon cher Guy?

—Enchanté! répond Guy d'un ton ironique, si froid, si dégagé, que Nora tressaille.

—Bien vrai? demande-t-elle.

Guy prend la main droite de l'enfant et la serre dans sa main gauche d'une pression douce et ferme. Au toucher de cette main, cette sorte de tendresse paternelle à laquelle il songeait tout à l'heure s'éveille en lui, et une pitié immense lui vient pour un être si jeune, si petit, si faible, et déjà,—croit-il,—si perdu! et c'est d'une voix toute timbrée de caresses qu'il prononce:

—Non, non, pas enchanté du tout, à la vérité. J'ai du vrai chagrin, mademoiselle.

Il voit l'étonnement dans les yeux de Nora, et pour reprendre tant bien que mal ce qu'il a dit, pour la tromper sur le motif de sa peine:

—C'est même afin de l'oublier, mon chagrin, que je suis venu ici; n'est-ce pas, Mitry?

Et Nora aussitôt se propose de consoler Guy. Il a du chagrin? tant mieux, cela le rapproche d'elle. Et voilà que tout à coup elle se sent monter au cœur, pour lui, un grand amour définitif, étrange, capricieux et volontaire comme elle, et qui, fait de tout son passé, va faire tout son avenir.

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