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Diamant noir

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LXXII

Nora, en grande toilette, est toute prête à partir pour l'Opéra.

—Je n'ai plus besoin de vous, dit-elle à sa femme de chambre, qui sort aussitôt.

Nora a son visage des heures mauvaises. On ne sait quelle pâleur morte est répandue sur tous ses traits, une expression mal définissable où l'on sent seulement qu'elle n'est plus en communication avec rien de ce qui l'entoure. Son âme s'est comme contractée et retirée au plus profond d'elle-même. Ses yeux ont cessé d'être les lumières où apparaît l'émotion plus ou moins avouée; ils sont comme ces trous d'ombre, ouverts dans l'écorce des arbres, au fond desquels recule une forme ignorée, une bête de rêve qu'on voit menaçante, bien qu'elle reste cachée. Nora n'est pas à elle-même. Elle est à l'inconnu.

Debout devant la haute psyché, elle donne, de ses doigts mignons, un dernier coup léger sur ses cheveux.

Guy entre, au moment où elle ouvre une boîte à bijoux pour y prendre un bracelet préféré.

Du seuil, il la contemple. Elle est décolletée. La vieille défense qu'il lui faisait de ne pas montrer ses épaules, est tombée en désuétude. Il la laisse maintenant s'habiller à sa guise. Cela fait partie des concessions de Guy en vue de ne pas paraître ennuyeux ni ridicule, et où Nora (bien loin d'être reconnaissante) voit un signe de défaillance.

Guy la contemple. Elle a de petites épaules adorables. Aucune parole n'en peut faire imaginer l'ondulation suave, pure, que le plus habile artiste copierait difficilement. Le cou, délicat, ombré de nuances en colliers, à peine saisissables, ondoie subtilement, et porte la grâce de la fine tête avec des grâces restées virginales. Ces épaules, ce cou, suggèrent au regard des souvenirs vagues de lys, de fleurs de pommiers, remuées à peine sous des brises de printemps.

Nulle comparaison n'est possible de cette chair avec une autre, fût-ce la chair des roses pâles, et pourtant, à la voir, on songe à des apparitions légères de choses jeunes et blanches, duvet de cygne, neiges teintées par l'aurore; c'est la vie même, en fleur, avec de divines formes féminines.

Guy regarde, et tout son amour s'émeut en lui. Il revit, en une seconde, non pas seulement les années durant lesquelles il vient de posséder tout ce rêve réel, mais il sent ondoyer en son cœur, sa vie d'homme, tout entière, tous ses regrets et toutes ses espérances.

Une folie bouillonne en lui, comme une subite ivresse.

—Oh! Nora! dit-il, ma bien-aimée!

—Ah! tiens! c'est vous? fait-elle, indifférente, sans même un banal sourire.

Sa voix ne tremble pas. Elle n'a aucune émotion. En ce moment, elle n'est plus à Guy. C'est ainsi. Elle n'y peut rien. Guy n'est qu'une ombre morte.

Le contraste est trop vif entre ce qu'il éprouve et ce qu'elle laisse voir. Guy ne sait rien de ce qu'elle pense, de ce qu'elle subit depuis hier, rien de sa rencontre avec le beau cavalier, rien du mensonge, mais il sent tout sans rien démêler. Entre elle et lui, il y a, en ce moment, un abîme profond, un vide d'où monte un souffle glacé. Il le sent.

Un mari ne s'apercevrait de rien. Mais lui, et à cette heure plus que jamais, c'est un amoureux, c'est l'amant.

Toutes les variations d'humeur ou de caractère de sa Nora retentissent en lui. En ce moment il souffre, mais il dissimule.

—Nora, dit-il, d'un air tranquille, j'aurais vraiment préféré aujourd'hui rester chez nous. Voyons, tenez-vous beaucoup à voir Faust pour la vingtième fois, ce soir?

—J'y tiens! dit-elle tout sec.

Par contenance, elle regarde dans son miroir l'effet de sa jupe ondulante qu'elle tapote à petits coups.

En réponse à cette froideur, une rumeur de sourde colère s'élève au cœur de Guy. Le jaloux qui est en lui, et qu'il a, depuis si longtemps, réduit au silence, veut crier à la fin. Tout l'ancien Guy, le malade d'amour, l'homme vieillissant à qui l'amoureuse pourrait bien échapper, se révolte et gronde. Est-ce que, avant même qu'il soit lassé et vaincu par le temps, il la perdrait, cette chose précieuse, cette forme adorée, cette jeunesse en qui, pour lui, la vie se résume!

Où est l'ennemi? Est-ce seulement le démon de résistance qui parfois s'empare d'elle? mais à l'ordinaire, il se trahit, ce démon-là, sur un prétexte.

Or, ce soir elle ne se révolte pas, elle ne joue pas avec les paroles; elle ne donne pas ses raisons, même futiles; elle ne cherche pas la lutte; elle s'absente. Elle n'agit pas; elle est passive. De qui?

Nora! Nora! où es-tu, Nora?...

La satiété est-elle venue pour elle? Voilà longtemps qu'il a tu ses rages de jalousie, précisément pour ne pas l'irriter, la fatiguer de lui... Aucun des hommes de leur connaissance ne la voit fréquemment. Guy ne la quitte guère. Est-ce cela justement qui l'ennuie? Un désir de changement, d'aventure, lui est donc venu? Elle a du naturel de l'hirondelle noire et blanche, sa Nora. Quel appel migrateur la sollicite donc? Pour qui, pour quel vent qui passe, pour quel souffle du large, a-t-elle mis à nu ses épaules chéries, dévoilé la beauté que seul il veut et doit connaître?

—Je pensais, Nora, depuis quelque temps, à vous proposer un grand voyage. Vous plairait-il, par exemple, d'aller, cet été, au Cap Nord, voir le soleil de minuit? Ce serait amusant, cela, dites?

—Ma foi, non! dit-elle, toujours occupée de sa robe, nullement de Guy.

Il fait effort pour contenir sa colère d'amour, qui bouillonne, terrible en lui.

—Nora, dit-il doucement, vous me répondez sans grâce, et j'en souffre; voyons, soyez bonne, Nora.

—Ah! vous savez!....—dit-elle en haussant l'épaule et d'un ton de parfaite impertinence,—il faut me prendre comme je suis!

—Cela n'arrivera jamais, Nora,—dit-il fermement,—je ne cesserai jamais de lutter avec la mauvaise qui est en vous. Vous vous transformerez comme je l'entends, je vous l'affirme. Jamais je n'accepterai vos petites insolences d'attitude ou de parole.

—Il faudra bien vous y faire! réplique-t-elle placidement en tournant vers lui un regard morne, où il croit voir l'amour mort!

Sur ce mot, elle va vers le grand lit bas qui occupe, sous un dais de soie, le milieu de la chambre. Ses gants sont sur le lit. Elle les prend. Mais Guy l'a suivie de près. Il est tout contre elle, derrière elle, défiguré par la violence de sa colère, les yeux enflammés, la bouche irritée.

—Nora, dit-il brusquement, où est votre maître?

C'est la question souvent posée par Guy, en badinage, et à laquelle, dans les jours heureux, elle répondait avec bonne humeur:

—«C'est toi, Guy, c'est toi l'aimé, c'est toi le maître!»

Aujourd'hui, la question l'importune. Il ne lui plaît pas d'y répondre.

—Comme vous dites cela! fait-elle.

Elle s'est retournée pour lui faire face. Elle sent venir un orage. Un peu d'ironie flotte dans son sourire.

—Où est votre maître, Nora? redemande Guy, avec rage.

—Je n'en ai point! réplique-t-elle, impatientée.

—Prenez garde, Nora! ceci aujourd'hui n'est pas une plaisanterie. Aucun homme ne connaît la Femme: je ne me vante donc point de connaître à fond votre nature, mais je la soupçonne, je la sens. Autrefois, vos résistances étaient des jeux. Ce soir, il y a autre chose... Qu'y a-t-il, Nora?

Elle hausse ses jolies épaules, qui chatoient aux lumières.

—Dieu! soupire-t-elle comme écrasée d'un poids insupportable,—Dieu! que vous êtes ennuyeux, mon pauvre Guy!

Elle n'a pas achevé, que la main du «pauvre Guy» s'abat sur la frêle épaule toute rougissante, y pèse lourdement et l'écrase. Nora tombe assise sur son lit.

—Vous n'irez pas au spectacle, ce soir, dit-il. En tout cas, pas avec cette robe!

—C'est ce que nous verrons! fait-elle, souriante.

Et il y a dans son sourire tout ce qu'elle sait, elle, tout ce qu'il ignore et devine, lui. Ce sourire d'énigme achève de le mettre en fureur.

—Ce serait la première fois que vous désobéiriez jusqu'au bout, dit-il.

—Ce sera donc, fait-elle, la première fois!

Il serre les dents, et gronde:

—Prenez garde, Nora!

—Oh! vous ne me faites pas peur!

Le visage de Guy, devenu effrayant, s'approche, à le toucher, du visage de Nora.

—En es-tu sûre? dit-il.

Tout de même, elle commence à redouter cette colère, aussi trouble que le mystère de son propre cœur, et elle dit, en rejetant sa tête un peu en arrière, à demi effarée:

—Qu'est-ce que je vous ai donc fait?

—Je n'en sais rien; mais tu m'échappes. Et je ne veux pas!.. J'aimerais mieux te voir morte!

Elle se lève, et, froidement, d'une voix où il reconnaît la plus parfaite indifférence:

—Tenez!... j'en ai tout à l'heure assez! fait-elle.

C'est le glas de l'amour qui sonne dans cette voix.... S'il y a un trompeur quelque part, Guy l'ignore, mais la trompeuse est là. C'est la vie même, qui le fuit, et qui se moque, avec ce sourire....

Et, hors de lui, fou de rage jalouse, l'homme a renversé sur le lit la jeune femme. Il l'a saisie par la gorge, à deux mains. Sincèrement furieux, il se donne, avec une âpre joie, la comédie, périlleuse d'ailleurs, d'une menace extrême poussée jusqu'à l'apparence de la réalisation. Le civilisé, il le sait, contiendra en lui le sauvage qui est dans tout homme—mais le sauvage se montre et grince des dents.

Elle, heureuse, a pâli et fermé les yeux, heureuse, oui, de la violence de l'étreinte. C'est qu'elle aime la force, Nora. Elle l'a dit à Guy, voici sept ans. Elle a besoin de subir. Elle ne sait que souhaiter le bien, et ne sait pas le vouloir. C'est une femme. En paroles, elle désavoue le maître, mais elle reconnaît volontiers son maître sous la fureur des actes. Elle jouit, faible et petite, de soulever ces marées soudaines dans l'océan d'amour. Quand elle déchaîne contre elle les tempêtes, alors elle se sent grandie; ce qui la domine vient d'elle; cela est donc à elle; et elle sait qu'au bout du compte, elle résoudra en pluie, en larmes quelquefois, tous ces gros nuages noirs qu'un vent tourmente...

Le voilà, l'homme qu'elle appelle inconsciemment, à toute heure, divinateur comme un dieu, mystérieusement clairvoyant sinon des faits, du moins des âmes, et fort comme la nature!... Et lui, il croit étreindre la vie même.... Oh! s'il pouvait l'arrêter, la fixer, la tenir ainsi, la vie qui lui échappe, qui le trahit!

La petite femme est toute haletante. Il la tient sous lui pressée et toute secouée d'une terreur délicieuse... Il la meurtrit..... Une de ses mains lâche le cou pour saisir à plein poing la haute chevelure qui s'écroule,—et Nora suffoque, et vainement se débat; vainement les petits doigts, trop petits, se crispent sur les bras de Guy, s'efforcent de les écarter ou de leur faire lâcher prise en pinçant et tordant la chair... Et l'homme, à mesure qu'il l'écrase de sa colère, sent que sa colère, fondue au contact du jeune corps, l'enveloppe toute de désir.... Et subitement, vaincu par son propre triomphe, il la couvre de caresses précipitées et furieuses qu'elle ne lui rend pas encore. Il l'embrasse et la mord. Elle crie et rit et sanglote en répétant: «Pardon! pardon! mon Guy adoré!» Et à mesure qu'elle parle, plus tendres, amollies, infiniment douces se font les caresses, toujours plus lentes...


Elle est loin, la vision d'une loge d'Opéra d'où l'on sourira à l'autre!... Que chercherait-elle, Nora, qui réponde mieux à tout son petit cœur fou de jeunesse? Elle ne raisonne pas plus en ce moment que tout à l'heure,—mais ce qu'elle rêvait d'imprécis, il lui semble bien que c'est cela, c'est cette suprême fureur de Guy, où l'amour de l'homme éclate et fond comme l'orage après ces jours énervants où il se préparait, caché dans un terne ciel de plomb.

—Oh! Guy! mon roi d'amour, mon maître adoré! j'ai encore été méchante! pardonne-moi... je serai bonne... j'obéirai, je le promets, je le promets; c'est tout de bon, cette fois!

Guy sait très bien que la promesse ne sera pas tenue, et il pleure sur Nora.

Hélas! il y a en elle des énergies irréductibles. Elle a connu trop tôt les exaltations de la douleur, les conseils de la solitude et de l'indépendance. L'éducation de sa volonté n'a pas été faite; elle ne veut pas être libre; la nature la domine. Une puissance obscure, une vague intérieure monte en elle parfois qui, tout à coup, sans qu'elle y résiste, submerge et abolit momentanément ses résolutions, ses affections, sa pensée... Son cœur alors n'est plus qu'un élément, soumis, comme la mer, au vent qui passe.

Il faudrait être, toujours, le vent qui passe!

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