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Diamant noir

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XI

Le médecin avait été appelé de Cogolin, en toute hâte, pour Nora. Il n'arrivait pas.

Dans la chambre de Nora, Mlle Marthe, assise, travaillait. Jupiter était couché sur le tapis, auprès du petit lit où Nora, très pâle, une compresse posée en couronne sur ses grands cheveux, rêvait, attentive à sa pensée embrouillée.

L'enfant, la tête relevée par l'oreiller, regardait d'un œil fixe, démesurément agrandi, dont la paupière ne battait pas. Elle regardait, par la fenêtre ouverte, l'espace bleu, la ligne lointaine où la mer semble finir et recommence invisible. Elle entendait, à travers son rêve, le bourdonnement doux et rythmique de la mer, la respiration des vagues terribles, qui avait moins d'importance pour elle que les grands soupirs du terre-neuve.

La pauvre petite était là, étonnée, vaincue, devant l'incompréhensible: «Papa m'a repoussée de lui. Pourquoi? Jamais je ne l'ai vu avec cet air méchant! qu'est-ce qu'il y a? que va-t-il m'arriver maintenant? est-ce que je suis une petite fille qu'on n'aime plus?»

Quand elle se fut bien répété ces questions, elle cessa de les entendre en elle-même, mais elle demeura dans l'état d'étonnement et d'incertitude que ces questions représentent; et, vaguement, ce qu'il y a de tragique dans les histoires du Chaperon Rouge ou du Petit Poucet, hantait sa mémoire et son cœur.

Pourtant elle ne disait rien. Sans doute, avec ce sentiment de la justice si profond au cœur des petits, elle condamnait son papa et ne voulait pas le trahir, mais si cette idée agissait en elle, c'était dans le mystère de son inconscience enfantine. Sous son farouche silence, il y avait surtout la rage et la fierté du faible injustement frappé. En s'éveillant de l'évanouissement qui avait suivi la chute, elle n'avait pas pleuré.

—Avez-vous mal, Nora? avait dit l'institutrice.

—Oui.

—Où cela?

—Ici.

Et elle portait sur la blessure sa petite main.

—Comment cela est-il arrivé?

L'enfant ne répondit pas. Ses lèvres s'étaient pincées.

—Eh bien?

—J'ai mal, dit Nora.

Mlle Marthe avait pansé l'enfant.

Puis elle avait voulu reprendre la conversation. Mais Catri était survenue.

—Oh! notre petite maîtresse! oh! mademoiselle Nora! Elle est tombée, la pauvre petite!... il ne faut pas la faire causer pour l'instant, mademoiselle Marthe, il faut qu'elle se repose et, si c'est possible, qu'elle dorme.

Mlle Marthe, qui était bonne, et qui était avisée, pensa qu'en effet Nora devait demeurer bien tranquille et que la vérité sur l'aventure serait connue nécessairement. Il n'y avait pas à s'inquiéter là-dessus et sa patience allemande l'engagea à reprendre son ouvrage de broderie.

Nora, sa tête brune sur l'oreiller bien blanc, rêve toujours. Ses paupières ne battent pas. Son œil est toujours fixe. Elle regarde loin, très loin, beaucoup plus loin que la ligne de l'horizon... «Oh! maman!» Elle voudrait tant la revoir, sa mère, mais elle est morte, partie. Morte, elle ne sait pas bien ce que c'est, sinon qu'elle est abandonnée, elle, Nora. Sa mère l'a quittée.... son père aussi. Mais sa mère, mourante, l'embrassait. Et elle a embrassé sa mère morte, tandis que lui, son père..... «Oh! maman!» Et dans les yeux noirs, grands ouverts, de la pâle petite fille, des larmes roulent en silence. C'est en silence qu'elle pleure, afin que Mlle Marthe n'entende pas... Elle est vilaine, Mlle Marthe! L'institutrice, perdue dans sa pensée, est loin de Nora en ce moment. Elle n'entend pas le léger bruit que font, malgré tout, dans le petit lit, le chagrin de Nora, les sanglots qu'elle étouffe, son effort même pour n'être pas entendue. Mais Jupiter comprend, lui, parce qu'il sait aimer.... «On pleure, ici!...» Oui, oui, on ne le trompera pas, Jupiter... La petite maîtresse pleure. Elle est tombée, tout à l'heure, et cela ne s'oublie pas!—Alors, il se soulève, et très lentement il remue sa queue pour dire: «Je suis là, courage!» Puis il se dresse, appuie ses pattes de devant, le plus doucement qu'il peut, sur l'oreiller où il pose enfin sa lourde tête, un peu de côté, avec un air humain, toujours sans rien dire.

—A bas, Jupiter! s'écrie Mlle Marthe d'un ton sévère, presque indigné, lorsqu'elle aperçoit ce spectacle.

Mais Jupiter ne bouge pas. On est si bien là, près de ce qu'on aime!

—A bas, Jupiter!

Nora s'assied sur son lit:

—Non! dit-elle, de sa voix pétillante! Non, je le veux!

Elle étend vers la tête énorme sa petite main, si petite! Et, sous cette main, l'énorme tête ferme les yeux avec un air de ravissement.

—Il faut renvoyer le chien, mademoiselle Nora. Sa place n'est pas dans votre chambre, surtout quand vous êtes malade.

Mlle Marthe est une personne pleine d'ordre et de méthode. Tous les bons principes d'éducation sont formulés, classés, étiquetés, dans sa chaste cervelle.

Elle prononce:

—Les chiens doivent vivre au chenil.

Et elle ajoute:

—Dehors, Jupiter!

—Je le veux, moi! répète Nora, toute vibrante, toute armée pour la résistance.

Une rancune s'éveille chez l'enfant. Elle a été maltraitée. Un besoin de riposte, de colère, de vengeance, gronde dans son petit cœur.

—Je désire ne pas vous contrarier, mademoiselle, surtout dans l'état où vous êtes, mais il faut pourtant m'obéir, insiste Mlle Marthe. Je vais appeler Antoine qui prendra le chien.

—Eh bien, Jupiter le mordra! dit Nora, l'air farouche.

—Comme c'est dans votre intérêt, poursuit la pédante fille, je vais faire ce que j'ai dit.

Elle sonne le valet de chambre.

Antoine arrive.

—Faites sortir Jupiter, commande Mlle Marthe avec beaucoup de dignité.

—Ici, Jupiter! réplique la voix menue de Nora.

Et la queue du chien bat plus vite. Et, sachant très bien ce qui le menace, il fait semblant de ne pas s'en douter; il avance au contraire sa tête sur l'oreiller, seulement un peu, par glissement insensible, comme s'il ne le faisait pas exprès.

—Si mademoiselle Nora ne veut pas... observe Antoine, gêné.

—Faites ce qu'on vous dit, monsieur Antoine; c'est moi qui suis chargée de l'éducation de mademoiselle, n'est-ce pas?

Antoine s'avance et touche au collier de Jupiter. Alors la puissante tête de l'animal se retourne très doucement; les babines se retroussent. On aperçoit distinctement les volontés de Jupiter. Elles sont pointues et solides.

—J'en demande pardon à mademoiselle, réplique Antoine plein d'un grand respect pour le chien, mais mademoiselle fera sortir cette bête elle-même, si elle peut... Si mademoiselle est chargée de faire l'éducation de mademoiselle, je ne suis pas chargé, moi, de faire l'éducation des chiens.

D'un mouvement brusque de sa forte queue, Jupiter répète ces deux mots éloquents: «Sortir? jamais!»—Le valet s'en va et Mlle Marthe, qui est bonne:

—C'est bien, mademoiselle, on vous laissera votre chien... pour aujourd'hui.

Elle reprend sa broderie et le cours de ses pensées.

Nora est un peu consolée.

Elle vient en un seul jour d'apprendre que l'injustice existe et la lâcheté aussi, et combien la force est respectée. Voilà son éducation nouvelle bien commencée! Sans le chien, comment saurait-elle qu'une chose existe aussi, qui console de tout: la force, mise au service de l'amour fidèle et de la bonté.

Elle ne pourrait,—à huit ans,—rien se dire de tout cela, mais les faits agissent profondément sur les âmes sans être définis, et, si Jupiter n'était pas là, Nora serait désespérée, perdue pour toujours!

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