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Diamant noir

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LXVII

Pourquoi Guy n'a-t-il pas confiance? A cause de la manière même dont Nora s'est donnée à lui; à cause de ses petits mensonges qui, un à un, lui reviennent en mémoire comme des fautes graves, commises la veille; à cause de ses fleurts,—Gottfried, Louvier, Jacques; à cause des sourdes fatalités de sa nature qu'il connaît à fond. Le malheureux en est à se demander si la petite femme est sincère en lui présentant ses propres idées sur l'honneur et le devoir; si elle ne songe pas à nier quelque jour, malgré l'évidence matérielle, les preuves qu'il aurait contre elle; si elle ne prépare pas ainsi sa défense pour le passé ou même pour l'avenir.

Car Guy est jaloux et du passé et de l'avenir. Il croit que Nora lui a caché quelque chose; il croit que Nora ne pourra manquer, tout à coup, de le trouver bien vieux, quand il aura cinquante ans, et qu'elle sera encore une véritable enfant. Qui donc a dit: l'amour, né d'une fossette, meurt d'une ride? Guy redoute la ride qui déjà, sur son visage, est marquée et se creusera demain.

Guy, sans doute, aurait su vieillir aux côtés d'une femme qui, en rapport d'âge avec lui, aurait, du même pas, quitté peu à peu la vie en même temps que lui; qui aurait eu des cheveux gris à l'heure où les siens se seraient mis à blanchir. Mais la jeunesse de Nora, la petitesse de taille qui lui donne l'air plus enfant, à toute heure rappellent à Guy que sa destinée est de la quitter, fût-ce en restant vivant, de mourir à lui-même, tandis qu'elle croît en grâce et en force. La vraie, l'horrible mort pour Guy, c'est de vieillir.

L'abandon des femmes est pour l'homme une raison de mourir sans regret. Et lui, l'amour l'a visité, cherché et voulu, et le visite, le veut et le cherche encore! Et il doit s'en aller, descendre, quand cette main mignonne et forte le rattache à la jeunesse même, à la volonté de vivre!

Et comme Guy a abandonné sa carrière, il n'a plus d'occupation autre que celle d'aimer; il ne pense qu'à Nora; ne parle qu'à elle, d'elle et de lui. L'amour, son amour final, est toute son affaire, toute sa vie, toute sa conversation...

Et stupidement, à toute heure, il revient sur le passé:

—Bien sûr, Nora, ce petit Jacques n'embrassait, dites, que votre joue?

—Bien sûr, Guy, dit-elle.

Elle se rappelle pourtant, avec une étrange émotion, les caresses de Jacques, ce jour surtout où une guêpe la piqua.

—Mais vous m'avez conté ces bains libres dans la mer, ces jeux en bateau... Et c'est tout?

—C'est tout, Guy.

—Et qui vous a donc baisé les lèvres, Nora, pour que vous sachiez si bien?...

—Mon petit lièvre, Guy.

—Et Jacques... jamais?

—Peut-être une fois, Guy, je ne me souviens plus,—dit Nora, qui ment, pense-t-elle, pour ne pas affliger Guy.—Du reste, mon bien-aimé, je n'avais pas alors vos idées; je ne savais pas; j'étais encore la petite élève inconsciente des arbres, de l'eau et des bêtes.

—Et celle de Gottfried! ajoute Guy, brusquement irrité.

Nora frappe du pied.

—Vous êtes méchant, Guy! L'amour est méchant, je le vois bien! C'est à cause de l'amour que mon père m'a martyrisée... Voyons, Guy, ne me tourmentez pas à votre tour... Je vous aime tant.

Ce qu'elle dit le touche; il se trouve absurde, criminel presque,—mais il se sent cruel avec délices, et il réplique:

—Et pourquoi, pourquoi m'aimez-vous, Nora? Je ne suis pas l'homme de votre jeunesse, je suis un être vieillissant. Pourquoi aimez-vous mon déclin?

Guy, malade, mordu par la jalousie, songe que cela n'est pas naturel; il faut qu'elle ait, sa Nora, des instincts de perversion étranges... Qui les lui a inspirés?

Ainsi le supplicié, comme il l'avait prévu d'ailleurs, se torture lui-même. Toute sa joie se tourne en âpre douleur sans cesser d'être de la joie. Les ardeurs de Nora l'ont brûlé, et l'enchantent, et, en même temps, l'épouvantent; il les lui reproche et il ne peut vivre sans les appeler; il en vit et il en meurt.

Quant à Nora, ces tourmentes ne lui déplaisent pas toujours, au fond. L'amour, pour elle, c'est cela, c'est l'orage.

—Pourquoi m'aimez-vous, Nora? répète Guy, d'un ton sec, comme s'il interrogeait l'enfant examinée sur une science exacte.

Un jour, à cette question, elle répondit adorablement par l'absurde vérité:

—Je ne sais pas, Guy.

Au lieu d'être enchanté, il répondit sottement:

—Cherchez un peu.

Alors, la petite élève de Gottfried, d'un air enfantin, qui fait contraste avec les paroles qu'elle prononce:

—La nature des choses, Guy, n'a pas besoin d'être définie.

Abasourdi,—puis ravi tout à coup, Guy l'attire dans ses bras; il l'embrasse. Et brusquement:

—Tu ne mens plus jamais, dis?

—Plus jamais.

—Jamais?...

Il la regarde d'un œil profond, et il croit voir la fausseté tapie au fond de son grand œil noir, dont la fixité étrange l'inquiète.

Son impuissance à pénétrer l'essence même de la Femme, et la nature particulière de celle-ci qui est à lui pourtant, achève de l'exaspérer; et appuyant avec dureté, sur le front charmant et fragile, son poing fermé:

—Oh! dit-il, te frapper! ouvrir ton front pour voir dedans! Oh! si jamais je venais à croire que tu me mens encore, Je le ferais, cela! je le briserais, ce front!

—Tu ne verrais rien, Guy, dit-elle doucement. On ne voit qu'avec les yeux de l'amour. L'amour, c'est un acte de foi. Si tu n'as pas foi en ta petite fille,—c'est donc aussi en toi que tu manques de confiance. Sois un bon maître, Guy, et tu auras toujours une bonne petite fille.

—Qu'y a-t-il d'elle-même en ces paroles? se demande Guy. Et qu'y a-t-il de moi?

Il s'y perd, et il achève d'être perdu, lorsqu'elle ajoute, comme consciente de la fragilité d'elle-même:

—Soutiens-moi toujours, et je ne tomberai jamais!

Le cœur de Guy se serre... c'est bien cela: «Soutiens-moi!» mais il faut, pour soutenir, être fort, et Guy voudrait prolonger l'amour de Nora par-delà ses propres énergies. Et c'est impossible... Ah! quel supplice!

Il se lève, et, farouche, va et vient par la chambre.

—Écoute! si jamais tu me trompais, Nora...

Ses dents se serrent. Son œil jette une flamme et il conclut:

—Je te tuerais! j'en suis sûr! je te tuerais!

—Oh! oui! fait Nora tout d'un élan, enchantée; et, dans le transport de sa joie d'amour, heureuse de trouver en lui cette sauvage violence à aimer, elle enlace ses bras autour de son cou.

Il la repousse brutalement:

—Je ne ris pas, Nora! Écoute bien; je te le répète—entends-tu—que je te tuerais!

—Et moi je dis que tu ferais bien, Guy!

Il continue à aller et à venir, toujours sombre. Puis:

—Je vieillirai... je mourrai... tu resteras jeune... et tu seras à un autre! C'est notre fatalité!

—Je ne te survivrai pas, je ne serai à aucun autre... Tiens, je me ferai religieuse!

—Non! tu n'as pas de Dieu... Et,—je connais la vie—on se console de tout. Oh! ce sont là des idées que je ne peux pas supporter... Aussi, vois-tu, je crois bien que, lorsque je me sentirai trop vieux, lorsque, vivant encore, je te sentirai perdue pour moi...

Il s'arrête. Sa voix devient sourde. Il continue:

—Alors, je serai capable, sans autre motif,—oui, même si tu es sage, entends-tu,—de te tuer, Nora! de te tuer, je te dis!

Et à mesure qu'il l'exprime, cette idée prend en lui de la consistance, il la trouve naturelle, il veut que la mort lui garde Nora, à jamais...

—Non! non! gronde-t-il, je ne veux pas, je ne veux pas te laisser derrière moi, à d'autres!

Et elle, d'un ton d'adorable soumission:

—Je comprends l'amour ainsi, Guy!

Il s'acharne à son idée:

—Je le ferai, tu entends?

—Je te le demande, Guy!

Elle se plaît à répéter ce nom, qu'elle trouve joli et doux. Il s'irrite de ne pas trouver de résistance en elle. Tant de docilité, d'humilité, de justesse d'amour, dans toutes ses réponses, le trouble comme l'inquiéterait le son faux d'une parole hésitante. Il s'inquiète aussi de la voir si infiniment amoureuse. Ce foyer d'amour, jamais il ne l'éteindra, lui seul! Il brûlera encore longtemps après lui! Cela est fatal, et alors,—rien n'est plus sûr,—l'autre viendra, le jeune homme inconnu... Et il ne la veut que pour lui, Nora, rien que pour lui, aujourd'hui et demain... Or, demain, c'est la vieillesse, la mort, le néant.

Il vient vivement à elle, et s'attendrissant tout à coup:

—Il faut me pardonner, Nora: ta jeunesse me tourmente. Songe donc! Le tableau de la vie dans la lumière va lentement s'assombrir pour moi, je quitterai lentement le doux spectacle des choses, des fleurs, du ciel... Et cela n'est rien, je te quitterai, toi, au moment où tu seras en pleine jeunesse, en pleine beauté. Par toi, je suis condamné à mourir deux fois! La vie est à tout le monde. Toi, tu n'es qu'à moi, et tu m'échappes! En perdant la vie, je ne perds que le bien commun. En te perdant, je perds un bien à moi, ma joie à moi, les divines choses créées pour moi seul, tes lèvres, tes cheveux, tes épaules, toute ta forme adorée, qui s'en ira un jour vers d'autres!... Ah! misère de moi! je m'en vais, quand tu arrives!

Alors, Nora attire sur sa petite poitrine la tête de Guy, puis la force lentement à se poser sur ses genoux, et, durant des heures, caresse, de ses deux mains, le visage aimé, comme autrefois elle faisait à Jacques.... oh! mais combien plus tendrement!

Quelquefois, la nuit, elle veille, en le regardant dormir; il sent sur lui son regard doux, plein de vœux caressants. S'il ouvre les yeux, il rencontre ceux de Nora, et elle murmure: «Dors, je suis là.» Et comme il la conjure de prendre du repos:

—Je suis heureuse... que veux-tu de plus?

—Mais pourquoi me veiller ainsi?

—C'est que, vois-tu, toute petite, j'aurais été si heureuse de sentir sur moi, contre moi, autour de moi, veiller un peu de flamme d'amour!... Ce que je n'ai pas eu, ce que j'aurais tant aimé, eh bien, moi, Guy, je te le donne!..

Ainsi, il souffrait son bonheur, le malheureux Guy. Il aimait trop, et, comme une femme, il n'avait plus, dans sa vie de loisirs, que l'amour.

Et, d'autres fois, il jouissait de sa peine, car l'ancienne Nora, impérieuse et désobéissante, se réveillait assez souvent encore. Et quand cela arrivait, ce n'était jamais que pour un sujet futile. Jamais, lorsqu'il lui avait demandé de ne pas danser, de ne pas aller au spectacle, de ne pas se décolleter, elle n'avait songé encore à le contrarier, mais, pour satisfaire ses instincts d'indépendance, ses habitudes de résistance, il lui arrivait tout à coup de se refuser, par exemple, à goûter d'un fruit qu'il lui offrait, et qu'elle aimait pourtant.

—Vous n'aimez donc plus les pêches, Nora?

—Je n'en veux pas, de vos pêches, voilà tout! disait-elle d'un air irrité.

Et, tout de bon, elle était en colère.

—A propos de quoi cet air furieux?

—Je n'en veux pas, de vos pêches! je vous dis que je n'en veux pas!... J'aime à croire que je suis libre de manger ce qu'il me plaît...

Et—faisant, d'un seul mot, son procès à l'institution même du mariage, vraiment trop humiliante pour les pauvres femmes:

—Au moins ça, voyons!

Comme toujours, elle avait haussé l'épaule.

—Ne haussez pas l'épaule ainsi quand vous me parlez, Nora. Je vous le répète vingt fois par jour. Cela me fait de la peine... Pourquoi avez-vous de l'humeur?

Alors, elle la haussait, l'épaule, deux ou trois fois de suite, et vivement! Lui, d'une légère chiquenaude, il menaçait, puis frappait le bras rebelle. Nora trépignait:

—Eh bien? disait-elle, d'un ton fier, d'un air outragé, l'œil en feu, presque méchant.

—Je ne céderai pas, Nora. Vous n'aurez pas le dernier.

Et cela durait ainsi quelques instants. Le visage de Nora exprimait la rage. Toutes ses mauvaises colères d'autrefois revenaient. L'habitude la tenait, l'exaltait. En ces moments, elle n'aimait pas Guy, oh! pas du tout! il le sentait bien. C'était le maître, donc l'ennemi; elle eût voulu lui échapper. Elle retirait toutes ses soumissions à la fois; et lui, il comprenait bien que s'il cédait à l'enfant maligne, il perdrait toute autorité sur la femme.

Alors, patiemment, il insistait, s'obstinait contre elle, qui se montrait plus obstinée encore.

Tout à coup, les yeux de Guy se détournaient:

—C'est bon. Je me suis trompé. Cette petite fille n'est pas à moi. Qu'elle aille où elle voudra! Elle sait que c'est pour son bien, pour son bien toujours, que je la contrarie; elle a l'âge de raison et n'obéit pas; soit j'y renonce...

Et il ne s'occupait plus d'elle; mais, sincèrement affligé, il laissait voir dans ses yeux, à propos du petit incident, la tristesse qu'il avait par crainte des choses graves prévues, dans l'avenir.

Au bout de très peu d'instants, le regard de Nora s'adoucissait; et, baissant la tête, elle parlait d'une voix d'enfant très petite, qui boude encore, mais qui veut rentrer en grâce:

—Guy... J'ai été méchante?

—Oui, Nora.

—Mais, Guy, c'est malgré moi!

—Et voilà, Nora, ce qui m'effraie!

—Vous m'en voulez, Guy?

—Beaucoup, de ne pas savoir vous commander, ni obéir... Obéir, c'est se commander.

Et tout à coup, heureux d'être paternel, il fondait en tendresses. Il la prenait dans ses bras:

—Obéis-moi, chère petite! je ne veux que ton bien, et tu le sais! Obéis-moi toujours. Voyons, promets que tu ne le feras plus?

Aussitôt, son démon de résistance la ressaisissait violemment:

—Non! disait-elle. Je ne sais pas dire ça!

Alors, l'amant, l'époux reparaissait. Il se disait que rien n'était fait, qu'il n'avait pas la victoire; que les lassitudes le gagnaient, et qu'il n'aurait bientôt plus les forces nécessaires à lutter et à triompher tous les jours. Il pâlissait, serrait les dents, exaspéré:

—Je te briserai, sais-tu?

Et elle, riant tout à coup:

—Je t'aime aussi comme ça, mon Guy! j'aime ta force, ta volonté, tout ton amour! punis-moi, bats-moi! tue-moi! aime-moi! Tiens, je vais te dire: je fais la méchante, quelquefois, pour me donner le plaisir d'avoir peur de tes mauvais yeux!

Il était bien forcé de se répéter qu'elle avait en elle, parfois, un redoutable démon... un démon d'aventure et de témérité. Elle l'avouait! Mais bientôt, blottie contre lui, câline, l'âme détendue, toute heureuse:

—Je suis à toi!

Et, dans un souffle léger, sachant bien ce qu'il fallait dire pour le fondre dans le bonheur:

—Je t'obéirai. Pardon. Je suis si petite!

Quand elle disait ces mots magiques, le cœur de Guy débordait de joie et d'orgueil. Il possédait enfin! il créait!

Et il aimait éperdument.

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