Diamant noir
LVI
Guy n'est pas au bout de ses peines. Tantôt il se persuade qu'il est le plus heureux des hommes, tantôt qu'il en est le plus à plaindre. Tantôt il pense que Nora doit enchanter la fin de sa vie, tantôt qu'elle la désolera. Aujourd'hui, il est prêt à dire à Mitry: Donnez-la-moi; je l'épouserai dans huit jours. Demain, il s'écriera: Je pars, nous étions fous, je n'ai ni l'âge, ni le caractère qu'il faut.
Le temps passe au milieu de ces alternatives d'espoirs et de craintes.
Depuis quelque temps, la villa est retombée à la solitude. Le silence des collines emplit les allées du parc, et le rythme de la mer voisine s'y laisse entendre de nouveau.
Jacques Maurin vient, de temps en temps, voir sa petite amie. Guy le tolère, celui-là, et même lui fait bonne mine.
Nora semble plus gentille avec son père, un peu, d'une amabilité subtile, qu'on sent, et qu'on ne saurait expliquer. Seulement, dès que Guy essaie d'attaquer ce sujet, elle fronce le sourcil, prête à donner du bec et des ongles.
Un grave incident survient.
Guy ne trouve pas la clef de la bibliothèque.
—Mais, lui dit François Mitry, il y en avait deux.
Or, Guy, ayant cru apercevoir entre les mains de Nora un roman suspect, vite disparu, Guy,—qui s'étonne chaque jour d'apprendre qu'elle a lu ceci et cela, Maupassant et l'abbé Prévost,—soupçonne Nora de continuer à lire, malgré sa défense, toutes sortes de livres, et en secret. Il en vient naturellement à conclure qu'elle pourrait avoir, depuis longtemps, l'une des deux clefs.
Il pense à lui demander tout gentiment d'avouer qu'elle l'a, mais il se dit avec raison que puisque la sournoise n'a pas jugé bon de faire entrer cet aveu dans sa confession générale, elle ne voudra pas convenir d'un mensonge ainsi aggravé.
Alors, il médite un coup d'éclat.
Une après-midi, il frappe à la porte de la chambre de Nora; il a son idée.
Brusquement, sans dire bonjour, il demande:
—Où avez-vous mis, Nora, la clef de la bibliothèque?
Surprise, elle lance un coup d'œil rapide sur une gravure de Raphaël, la Vierge à la chaise, suspendue à la tête de son lit. Ce diable de Guy n'a rien perdu de ce furtif mouvement. En posant la question, il épiait le petit visage.
—Je n'ai pas de clef de la bibliothèque! dit Nora, avec le visage froid, puis irrité qu'elle prend pour mentir, s'imaginant que la dissimulation est avant tout faite de froideur, et que la colère, survenant à point, détourne les gens de leur idée, et (ce qui est juste) leur fait perdre la minutieuse attention nécessaire aux juges.
Guy reconnaît aussi dans sa voix l'assurance exagérée, l'éclat blanc qui force le ton de la sincérité, et qui trahit les traîtres. Quand Nora prend cette voix-là, le cœur de Guy se sent mourir de tristesse! cela l'éloigne tant de lui, l'enfant qu'il aime! A ce ton de voix, un amoureux ne se méprend jamais; et quand on n'a pas la preuve du mensonge, dont on a cependant le sentiment assuré, c'est un atroce supplice. C'est, entre la menteuse et l'amant, la séparation qui semble définitive...
De sa voix fausse par excès de netteté, Nora répète:
—Je n'ai pas de clef!
—Ah! je croyais! dit-il... C'est bien ennuyeux!... A tout à l'heure, Nora.
Et il fait mine de se retirer; mais il se retourne brusquement, et surprend de nouveau la direction du regard de Nora, fixé sur le cadre.
—La cachette est là, pense-t-il. C'est clair... La clef, sans doute, est accrochée derrière ce cadre.
Il s'approche de l'enfant, et la regarde attentivement. Le visage de Nora s'efforce d être calme et sans expression; il imite assez mal le naturel de l'innocence. Une pâleur légère le couvre, et les yeux affectent tantôt de supporter les regards qui pèsent sur eux, tantôt de les éviter avec indifférence.
Alors, Guy s'approche de Nora, et, d'un ton triste, il lui dit:
—Comme c'est mal, Nora, de mentir ainsi, et à moi!... Et vous prétendez m'aimer, Nora? Qui aime, se donne; par le mensonge, vous me retirez quelque chose de vous, de votre esprit, de votre cœur, le meilleur de vous; vous me retirez, avec votre secret, mon autorité. Vous ne m'aviez donc pas donné tout cela, dites? Pourquoi croyez-vous que je vous gronde, enfant que vous êtes, sinon pour votre bien? L'habitude du mensonge n'est pas un des moyens du bonheur, soyez-en sûre, Nora; voilà pourquoi je voudrais vous en guérir. On ment pour échapper à des gens qu'on déteste ou dont on est détesté, mais à ceux qui vous aiment, ma Nora, pourquoi?... Quand vous m'avez fait un petit mensonge, j'y pense tout le jour, ma pensée y revient sans cesse, même dans la nuit; je suis tourmenté, malheureux, je me dis: Que croire d'elle, puisqu'elle m'a menti une fois? Et, logiquement, tout, de vous, me devient suspect; j'en arrive à ne plus savoir si vous m'aimez, je doute de vos regards, de vos sourires; j'en arrive à penser: Elle est peut-être fausse, irrémédiablement, par nature, fausse tout entière! Alors, à quoi bon l'aimer? C'est un jeu indigne!
Et d'un ton dur il acheva:
—Voyons, Nora, donnez-moi cette clef...
Elle avait écouté, les dents serrées, les lèvres blanches, prête peut-être à fondre en larmes de rage, se demandant peut-être, en même temps, si elle n'allait pas se jeter repentante au cou de Guy; mais quand il redemande la clef si rudement, elle devient farouche et, le front baissé, comme un petit taureau qui va charger:
—Je n'ai pas de clef, dit-elle. Vous me soupçonnez toujours de mensonge... Ce sera la vraie manière de m'apprendre à mentir!... Je n'ai pas de clef!... je n'en ai jamais eu!...
Et, comme prise d'une inspiration heureuse, comme certaine de dissiper tous les doutes par ce dernier mot:
—Demandez à Catri! s'écrie-t-elle.
—Voilà, ou je ne m'y connais pas, voilà de la belle fierté! bravo, Nora! fait Guy... Ainsi, vous admettez que je peux ne pas ajouter foi à vos paroles, tandis que je dois, selon vous, ajouter foi, en votre faveur, sur votre conseil, au témoignage d'une servante! J'estimerais donc Catri, avec votre consentement, plus que je ne vous estime? Mais, ma pauvre enfant, je sais bien que Catri mentira pour vous plaire... Ah! pauvre, pauvre enfant! que vous me faites de peine!
—Vous m'en faites bien plus! dit-elle, rageuse, humiliée, mais d'autant plus roidie. Vous m'épiez toujours, vous ne me croyez jamais...
—C'est le châtiment d'un premier mensonge, poursuit l'impitoyable Guy..... Un mensonge, Nora, est toujours une lâcheté. On ment parce qu'on a peur, entendez-vous, peur d'avouer ce qu'on a fait. Je vous croyais au-dessus de cela!
Et la sachant vaillante et fière, et voulant frapper un coup décisif, il termine ainsi brutalement:
—Vous mentez, Nora, donc vous êtes lâche!
Il croit avoir trouvé le mot qui porte; il sent que la scène approche du dénouement. L'aveu va éclater, insolent sans doute et rebelle, mais enfin ce sera l'aveu. Aussitôt, il embrassera l'enfant, la bercera de caresses, jusqu'à ce qu'elle pleure. Car il espère une crise de larmes, détente des nerfs, soulagement du cœur.
Voilà les prévisions et le projet de Guy. Mais l'attitude de Nora, qui semblait tout près de céder, redevient dure brusquement. Elle est reprise par ces démons dont elle dit: «Il y a des choses plus fortes que moi.» Et l'écolière, habituée à mépriser ses maîtres, murmure entre ses dents:
—Si je suis lâche, vous êtes stupide!
Guy regarde l'enfant maligne dont l'insolence l'exaspère, et qui,—par la taille et la mine, par la nature même de sa faute, de son entêtement, de sa sottise,—lui fait l'effet d'une gamine de dix ans... Ah! s'il avait une enfant pareille, certes il la punirait!... Comment la punirait-il?... Il éprouve le mouvement d'indignation d'un père qui croit, une fois par hasard, la correction matérielle nécessaire; et, avant d'avoir réfléchi, dans l'illusion de paternité où il est, il a levé la main sur Nora... Oui, la main si douce de l'ami si bon s'est levée contre elle..... mais ne retombe point. Ce n'est qu'une menace un instant suspendue...
Etonné de lui-même, consterné, déjà repentant, Guy s'attend à une scène effroyable. Toute petite comme elle est, c'est une demoiselle, Nora; il vient de l'oublier. N'a-t-elle pas seize ans et demi? La fierté et la dignité vont avoir un réveil terrible... L'avenir du malheureux Guy est compromis. Toute réconciliation sera impossible entre Guy et Nora...
Point du tout. Le petit visage, aussi rougissant que s'il avait été frappé, s'apaise instantanément. Un sourire doux et bon détend les lèvres amollies et humides. Les yeux noirs s'emplissent d'une âme attendrie qu'on ne leur voit jamais. Elle les soulève vers Guy avec amour, se jette contre lui, se caresse à la poitrine du maître, et, du ton dont elle dirait: «Comme tu es bon! comme tu m'aimes!» elle a murmuré, heureuse, toute câline:
—Oh! tu es méchant! tu me bats!
En même temps, le petit bras tendu s'élève, et la main mignonne désigne un point du mur que la menteuse aurait honte de regarder... C'est bien cela! elle indique le cadre derrière lequel est accrochée la clef, dérobée depuis longtemps, la clef des bons et des mauvais livres.
—C'est bien, dit-il, sur le ton du badinage caressant, avec un fond de menace sérieuse. C'est bien. Nous savons maintenant ce qu'il faudra faire. Nora n'est qu'un petit cheval rétif... Eh bien, Guy achètera des cravaches neuves, toutes mignonnes...
—Non! non! dit Nora, heureuse de n'être qu'une petite fille entre les bras paternels de Guy: Non! non!... je serai bonne... j'obéirai!
Il la sent glisser irrésistiblement entre ses bras; elle se met à ses genoux qu'elle enlace. Il la relève, tout attendri...
Nora n'a pas connu dans son enfance ces surveillances et ces châtiments où les petits sentent très bien la tendresse protectrice. Alors, un peu tard, elle se rattrape; et elle crie, dans son cœur, au seul être qu'elle aime: «Punis-moi! Bats-moi! que je sente enfin la protection et l'amour qu'on doit à tous les faibles pour les secourir contre eux-mêmes!»
Mais ce n'est là qu'un élan nouveau. L'ancienne Nora est loin d'être vaincue. Et ce qu'elle cache dans l'ombre des bras de Guy,—c'est, déjà, un visage malicieux où sourit le désir d'une revanche. Le jeune animal instinctif qui est Nora, déjoué dans sa ruse, se demande curieusement si le traqueur sera toujours plus rusé qu'elle... Cela aussi l'intéresse. Il se croit bien fin, Guy, ce Guy bien-aimé! Mais il l'a attaquée en traître, par surprise... Ah! si on voulait!... ce serait un jeu comme un autre, plus amusant qu'un autre, de chercher à savoir qui est le plus malin, de la petite fille ou du diplomate... Dans l'ombre des bras de Guy où elle a caché son visage, Nora se sent un sourire...