Diamant noir
XL
Trop lentement au gré de Marthe et de Gottfried, le temps coule.
Il faut amener M. Mitry à désirer ce qu'on rêve, mais il ne faut rien hâter, rien brusquer. Le frère et la sœur se consolent d'attendre en échangeant leurs rêves d'or. Gottfried corrige ses épreuves. Mlle Marthe lui a suggéré l'idée de publier son livre dans les trois langues. Elle se chargera de la traduction anglaise. Pour la traduction française, l'institutrice aide le professeur; et c'est rendre service à la France, car Mlle Marthe relève dans les essais de son frère des expressions comme celle-ci, destinées, affirme Gottfried, à donner de la légèreté au style: «L'enfant avait voulu se payer la tête de son professeur, ce qui, vraiment, n'était pas à faire!...»
Un jour, M. Mitry, revenant de Paris, annonce pour la semaine suivante, toute une fournée d'invités.
Il a son idée, M. Mitry, une idée importante, dont il n'a pas fait part à Mlle Marthe. Vraiment il ne traite pas Mlle Marthe avec tous les égards qu'elle voudrait. Elle le trouve encore bien indépendant.
A mesure que la vieille plaie s'est cicatrisée, M. Mitry, plus indifférent, croit-il, à Thérèse, s'efforce d'être en somme moins dur pour Nora. Depuis cette matinée terrible, où il a cru qu'elle s'était tuée, il a fait le possible, malgré la scène du piano, pour se montrer meilleur envers elle, d'abord parce qu'il craint de la pousser à quelque folie; puis, parce qu'il a trouvé agréable un peu de repos de ce côté-là, et d'oubli. Il est bien vrai aussi que le charme singulier de la mignonne agit sur lui. Il la trouve curieuse, spirituelle, amusante. Il lui arrive de rire de ses saillies. Ils vivent comme deux étrangers qui ont commencé par se supporter difficilement, puis que l'habitude de se voir rend chaque jour plus tolérants, et même à demi aimables l'un pour l'autre. C'est elle plutôt qui est sévère avec lui. Il a parfois des inflexions de voix caressantes lorsqu'il lui adresse la parole. Elle, jamais. Elle ne l'aime pas, et ne se fait point un souci de ne pas éprouver de sympathie pour lui. Et lui, il voudrait l'aimer, il l'aime peut-être par accès, mais il a coupé tous les liens qui rattachaient au sien ce cœur d'enfant.... Il ne peut pas les renouer. Il pose sur elle quelquefois un regard où flottent des regrets, des remords même, une incertitude poignante. Elle n'y prend pas garde, et passe. Quelquefois, au moment d'un départ, il s'approche d'elle pour l'embrasser. Elle se détourne et lui tend la main. Un jour, presque par surprise, il l'embrasse et il éprouve en son cœur cette sensation chaude, heureuse, qu'il ressentait jadis en embrassant Thérèse, qu'il retrouva en embrassant Nora toute petite, lorsqu'il la portait serrée contre sa poitrine, le matin où il lui fit dire adieu à la mère sur le lit de mort.
Qu'importe tout cela? Il n'y peut rien. Mais pour lui-même comme pour elle, il faut qu'elle se marie; il veut y songer bien à l'avance; et c'est pourquoi il a invité une compagnie nombreuse qui résidera à Cavalaire pendant plusieurs semaines ou même plusieurs mois, tant qu'on voudra. Cela n'étonne personne de la maison. Le fait n'est pas inusité.
Les chambres sont préparées. La villa, de fond en comble, est visitée, soignée, aménagée, embellie. Dans huit jours, on sera vingt personnes à table.
Parmi les invités se trouvent deux jeunes hommes qui pourraient bien plaire à Nora, Emile Louvier, surtout, un garçon «très bien», instruit et riche, très du monde... On verra, mon Dieu, on verra.
Tous les autres sont là pour faire nombre, pour encadrer les jeunes hommes, prétendants possibles. Et François Mitry, sur qui Mlle Marthe n'exerce pas encore, malgré ses privautés, toute l'influence qu'elle désire, n'a rien dit de sa pensée à personne. Une sorte de pudeur invincible le retient. Cela n'eût regardé que Thérèse et lui... C'est une affaire qu'il veut régler avec Nora—ou que Nora saura régler toute seule. Après tout, pourquoi, au moment de se débarrasser de l'enfant, ne la laisserait-il pas choisir un peu, se rendre elle-même responsable de son avenir?
«Comme ça, elle n'aura plus rien, jamais, à me reprocher.»
—Nos invités arrivent demain, mademoiselle. En voici la liste.
Mlle Marthe lit les noms à voix haute. On est à déjeuner. Nora écoute, distraite.
Au nom de Louvier, François Mitry s'extasie:
—C'est un gentleman accompli, dit-il.
Gottfried fronce le sourcil. Le sanglier a bon flair. L'ours également. Ce Louvier ne lui dit rien qui vaille. Nora regarde Gottfried et dit:
—Quel âge?
—Vingt-quatre ans, répond M. Mitry.
Elle fait la moue et prononce, d'un air capable:
—C'est un peu jeune!
—C'est vrai, mademoiselle! Un peu jeune! approuve Gottfried en toute hâte.
—Avant trente-cinq ans, poursuit Nora imperturbable, un homme n'est pas un homme.
Ce qu'elle dit, elle le pense. De plus, elle veut agacer Gottfried qui n'a pas plus de trente ans. Elle ajoute, sur un ton comique:
—Tous ces petits jeunes gens, ça manque d'expérience!
On ne peut s'empêcher de rire, excepté Gottfried, qui, par contenance, s'introduit dans la bouche une orange tout entière.
—Ah bien! dit Mlle Marthe en riant et en agitant sa liste d'invités, voici donc quelqu'un à votre goût. Il a l'âge de votre père, celui-là!
—Et qui donc? demande Nora.
—Monsieur Guy de Fresnay.
Guy de Fresnay?... Il y a un silence durant lequel Nora rassemble ses souvenirs... Guy? On lui en a reparlé quelquefois. Elle sait fort bien ce qu'il est, et qu'il a été bon pour elle, lorsqu'elle était enfant, mais elle voudrait se rappeler son visage, son allure. Impossible.
—Pourquoi n'est-il plus revenu, depuis si longtemps? interroge-t-elle.
—Monsieur Guy de Fresnay a eu une vie publique très accidentée.
—Je la connais... comme tout le monde, dit Nora.
M. Mitry continue:
—Il n'a tenu qu'à lui que la guerre éclatât entre la France et une des grandes puissances d'Europe... De la présence d'esprit, un mot heureux, un sourire, l'intervention, dit-on, d'une femme d'esprit, de cœur et de goût, qui avait pour lui... une vive admiration... et il a sauvé le monde d'un grand malheur.
—Pourquoi d'un grand malheur?... C'est pourtant beau, la guerre! dit Nora, qui s'irrite contre le diplomate ami des femmes.
Ce qui est vivement excité en elle, par exemple, c'est la curiosité.
—Au moment où cela est arrivé, reprend M. Mitry, la guerre, qui est toujours un malheur, aurait, plus que jamais, désolé le monde. C'était du moins l'opinion de Guy de Fresnay, et l'Europe a pensé comme lui...
—Moi, dit Nora, j'aimerais la guerre, si j'étais un homme!
—J'espère, dit sèchement Mlle Marthe, que la guerre avec l'Allemagne vous désolerait aujourd'hui, mademoiselle; vos sentiments pour mon frère et pour moi nous en sont garants.
—C'est donc avec l'Allemagne que nous aurions eu la guerre, sans l'habileté de monsieur de Fresnay et le secours de sa belle amie? dit Nora sur un ton d'ironie tout à fait piquant.
—Et de quelle autre puissance pourrait-il être question? dit Mlle Marthe.
—Ah! réplique Nora...
Nora, la sauvage, n'est point patriote, mais si une bonne guerre pouvait la délivrer de Gottfried et de Marthe, de Marthe surtout, elle n'hésiterait pas à sacrifier des armées...
Tout le monde fait silence. Cela dure un temps notable. Et quand il semble que tout le monde pense à tout autre chose:
—Est-ce qu'il aime les Allemands, ce bon monsieur qui n'aime pas la guerre? demande Nora brusquement.
—Il a écrit un livre sur l'Allemagne.
—Est-ce qu'il est bien, son livre?
—Cet ouvrage a fait beaucoup de bruit dans mon pays, dit Gottfried. Les journaux français, paraît-il, le signalaient comme une œuvre littéraire de grand mérite, et c'est précisément ce que les nôtres lui ont reproché.
—Comment cela?
—Oui; l'observation y disparaît sous l'ornement; les documents sous le fatras des déclamations idéalistes en l'honneur d'une impossible justice, à la manière démodée des Lamartine et des Michelet. On trouve là-dedans de la mélancolie et de l'enthousiasme, et il n'en faut plus! Je dois avouer, pourtant, que l'auteur a rendu pleine justice au caractère de mes compatriotes.
—C'est-à-dire que monsieur Guy de Fresnay est un bon esprit, conclut François Mitry. Ni chauvin ni antipatriote, il a critiqué votre race et votre pays en toute liberté, affirmant le bien, mais dénonçant aussi tout le mal. Il a fait cela d'ailleurs pour son propre pays, pour la France, et si franchement, si rudement, qu'il doit à cette belle franchise, une complète disgrâce.
—Vraiment? dit Nora intéressée.
—Oui, dit François Mitry, il a donné fièrement sa démission; il n'est plus dans la carrière. Et c'est quand il m'a conté ses ennuis et son désir de chercher une retraite que je lui ai offert une pleine hospitalité. Il nous restera tant qu'il voudra. C'est à peine, dit-il, s'il se souvient de ma maison. Il n'y est pas demeuré huit jours, et voici huit ans.
—Huit ans, en effet! soupire Marthe.
Nora regarde, à son habitude, le vide, droit devant elle, avec son bel œil noir, tout fixe... Guy?... Ce nom éveille en son esprit, chaque fois qu'elle le prononce, une confuse impression lointaine de douceur ferme et de bonté... mais rien d'autre ne vient en elle. Guy? Guy? Comment Guy est-il fait? Et pourquoi le nom d'un inconnu, qu'elle a presque oublié, lui rappelle-t-il des tendresses qu'elle ignore?... «Ah! oui! il prenait la défense de Jupiter!» Et le cœur de Nora bondit à ce souvenir.
L'histoire de la démission lui plaît, de la part d'un monsieur qui, tout à l'heure, ne lui plaisait pas. Guy?... Guy?... Ainsi, c'est un de ces hommes qui font, à de certains moments, la destinée des empires, comme les grands personnages de l'histoire... Oui, mais qu'est-ce que ça peut lui faire, à elle? Bien sûr, il doit être fat... un Gottfried français, sans doute, qui s'imagine (parce qu'il a écrit un livre déclamatoire intitulé: Les Allemands en Allemagne, parce qu'il est monsieur Guy de Fresnay), que toutes les femmes doivent lui sourire! «Il m'ennuie, leur monsieur Guy de Fresnay; qu'il vienne, et l'on verra!—Et qu'il essaie de me plaire! on lui fera voir! Tiens! je taillerai mes crayons, pour faire sa caricature... Eh bien, on rira, ici, dans huit jours!—Je lui ferai demander par Gottfried si berner vient de Berne!...
Tout d'un coup, elle cesse de penser et de sourire. Dans le mystère de sa mémoire, un miracle s'est opéré. Comme sous une lueur d'éclair, Guy, une seconde, lui est apparu, agissant et parlant, tel qu'elle le vit il y a huit années. Dans la même seconde, elle a éprouvé à nouveau tout ce qu'elle ressentit alors près de lui. C'est une émotion ineffable, qui la traverse, une sorte de bonheur infini et bref,—mais comme elle s'est revue aussi frémissante et irritée sous un reproche sévère de Guy, comme elle s'est revue dominée, domptée par lui,—son orgueil se révolte. Elle ne veut plus se souvenir! Elle sait du moins maintenant qu'aux sources profondes de sa vie pensante, au-dessous de ce qui lui semblait ténèbres d'oubli, il y a en elle, au sujet de Guy, des souvenirs, vivants en secret, plus mêlés à l'essence de son âme, que ses plus vivants souvenirs.
Nora est songeuse, lorsque Antoine paraît à la porte de la salle à manger et dit, d'une voix haute et claire:
—Monsieur Guy de Fresnay s'excuse d'arriver si tôt et à cette heure, et fait demander si monsieur veut bien le recevoir tout de suite. Monsieur de Fresnay a déjeuné.
Nora tressaille et tout le monde se lève...