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Diamant noir

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XII

Le soir tombe, tristement. Le long de l'immense grève déserte, la mer violacée est presque immobile, comme lasse de l'inutilité de ses efforts, de ses colères et de ses plaintes. Elle se lamente cependant encore, tout bas, résignée pour l'heure, mais toujours triste d'être éternellement seule. Les collines du fond de la baie, la regardent avec mélancolie; les plus lointaines semblent se hausser pour voir par-dessus les plus proches. Les bois de chênes et de pins sont drapés dans les vastes ombres du soir comme dans un deuil profond, où çà et là éclate encore une larme d'or, adieu du soleil qui, là-bas, expire.

Au milieu de ce paysage presque sinistre, la grande villa, entourée de son parc fermé de grilles, semble un château de légende. Nora ne se figure pas autrement les palais d'enchanteurs, dont parlent les contes de ses livres favoris.

Le médecin est accouru; il a apporté des remèdes, il ordonne avant tout une potion calmante.

—Comment cela est-il arrivé?

—Je suis tombée, réplique Nora, sans vouloir rien dire de plus.

Elle s'obstine à taire le reste. Elle n'a jamais menti. Elle se contente de répéter: «Je suis tombée... contre la porte!»

Dans ce cerveau d'enfant, il y a, de plus en plus, la résolution de cacher la chose affreuse, la colère inexplicable et la brutalité de son papa. Cela ne doit pas être connu. Elle ne veut pas qu'on devine. Et qu'elle ait cette volonté tout bas, sans savoir, c'est terrible. Et puis, elle a été offensée et elle ne l'avoue pas. L'offense qu'elle ne peut ni venger, ni oublier, la livre déjà tout entière aux exaltations solitaires de l'orgueil.

—Ce n'est rien de grave, dit le docteur.

Mais il ne voit que la blessure qu'un angle de porte a faite sur la petite tête protégée par les grands cheveux;—il ne peut pas voir dans ce cœur d'enfant, où quelque chose saignera toujours.

Le médecin va se retirer.

—Et monsieur Mitry? demande-t-il à Marthe, il n'est donc pas là? C'est lui peut-être qui pourrait m'expliquer... puisque vous ne pouvez rien me dire, vous, mademoiselle, sinon qu'il vous a appelée pour soigner l'enfant.

Alors seulement on s'aperçoit de l'absence de «Monsieur». On s'inquiète.

Les domestiques s'interrogent. Antoine va sonner la cloche du repas, et c'est comme un tocsin, dans la tranquillité du crépuscule, dans le silence des collines, noires de chênes-lièges. Le jardinier a l'idée de tirer des coups de fusil. De divers côtés, on appelle à tue-tête. Et ces cris, ces bruits d'alarme, se détachent sur l'éternelle et monotone plainte de la mer. Par la croisée ouverte, Nora, de son lit, au moment où elle allait peut-être s'endormir, entend tout cela. La lampe n'est pas allumée encore. Une grande tristesse entre par cette fenêtre avec ces tons sinistres du soir, ces couleurs sombres traversées de lueurs rouges, avec ces longs cris d'appel, ces coups de fusil, ces sons de cloche qui se répètent,—toujours, toujours accompagnés en sourdine par le gémissement des vagues.

—Voilà qui est bien drôle! dit le médecin à demi-voix.

Il est descendu sur le perron où les domestiques l'entourent.

Tous les bruits, tous les appels se sont arrêtés enfin. Il semble qu'une voix lointaine ait répondu dans l'écho de la montagne.

Nora, dans sa chambre, frappée de terreur, ouvre sur la nuit croissante son œil toujours plus dilaté, aux paupières fixes; Mlle Marthe l'a quittée un moment, affolée tout à coup,—mais Jupiter est toujours là, debout maintenant sur ses quatre pieds, devant le petit lit.

Tout le monde écoute et attend.

—Oui! oui! on a répondu!

Chacun prête l'oreille et, en effet, une voix répond... oh! lamentable. C'est Junon qui, dans la montagne, a retrouvé son maître évanoui, et son huhulement emplit l'écho des vallons et de la grève. Elle hurle au perdu, elle aboie à la mort...

Nora se soulève dans son lit. Oh! cette voix!... Elle sait qu'on fait taire les chiens qui hurlent ainsi, car cela annonce un malheur. Sa petite imagination travaille et s'épouvante... Et comme si, à la plainte lassée et vague de la mer, la montagne voulait répondre par une lamentation précise, le hurlement de la bête devient distinct, prolongé et continu...

Jupiter, inquiet, est allé vers la fenêtre; il pose sur l'appui ses deux pattes de devant. Il a bien reconnu la voix de Junon. Il voudrait la rejoindre, mais il doit rester ici, et il fera son devoir. Sa queue pend à terre, immobile, toute triste. Sa tête monstrueuse se détache en sombre sur le ciel crépusculaire et sur la mer qui réfléchit le ciel.

Enfin, après avoir écouté longtemps et s'être longtemps dominé, Jupiter n'y tient plus, il lève lentement la tête, tend vers l'espace sa gueule ouverte, et répond au hurlement de Junon par un appel de détresse, infini...

Nora, folle, saute à bas de son lit, dans sa chemise longue, court à Jupiter et prend entre ses bras la grosse tête. A peine touché, le chien s'apaise. Son hurlement devient une plainte douce, brusquement expirante. Il retombe sur ses quatre pattes, et comme Nora, épuisée, s'assied sur le tapis, le chien se couche près d'elle, toujours gémissant d'un ton radouci, et l'enfant se blottit contre la bête qu'elle aime, se réchauffe au contact du gros corps velu, pose sa tête sur le cou puissant qu'elle tient à deux bras, puis, peu à peu, accablée par la fatigue de tant d'émotions, dans la rumeur sinistre de la maison inquiète et de la mer nocturne,—elle s'endort, parce qu'elle se sent protégée.

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