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Diamant noir

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LXVI

Voilà deux années que Guy est marié et, en deux ans, il a moralement bien changé, le malheureux! Pendant que, pour lui plaire, sa petite élève, obéissant le mieux qu'elle peut à sa direction, paraît s'être à demi rendue et disciplinée, il a subi, lui, l'influence de trouble et d'incertitude que dégage le passé et aussi toute la petite personne de Nora. De tout temps Guy avait professé cette opinion que la femme n'est jamais une conscience, que l'idée lui est indifférente, qu'elle ignore la justice. «Elle ne sait rien, disait-il, des idéals que sa forme,—qui est son plus beau mensonge,—nous inspire. Jamais l'idéal et la justice ne lui sont rien, sinon par rapport à l'homme qu'elle aime. Elle ne les eût jamais inventés elle-même. Elle les subit, parce qu'elle subit l'homme. Voudriez-vous lui faire admettre le crime, vous le pourriez, par l'amour, comme vous lui imposez, uniquement au moyen de l'amour, la vertu. La femme n'est pour rien dans le bel effort qui, d'âge en âge, a créé, depuis les commencements, le rêve du mieux, les tables des lois, l'ordre dans l'humanité, la civilisation. Se livrer à la femme sans talisman de domination, sans religion ou sans mépris, sans avoir, en dehors d'elle, une tâche qui détourne d'elle, c'est se livrer aux forces élémentales, c'est vouloir se dissoudre sans retour dans le primordial et étrange creuset où corruptions et fermentations renouvellent la vie, mais la vie matérielle et aveugle!»

Le malheureux Guy avait donc sincèrement cru possible la transformation d'une créature comme Nora, en une sage personne, vouée à toutes les idées de l'amant ou de l'époux, mais cela, selon lui, était possible à condition que l'homme aimé n'eût jamais aucune hésitation, demeurât, sans nulle défaillance, l'homme fort. Il n'avait jamais espéré lui créer une âme; mais il avait espéré lui faire répéter la sienne. Pour cela, sur l'indomptable petite créature, en qui les circonstances de sa vie enfantine avaient surrexcité, d'une si inquiétante façon, les instincts élémentaux qui sont la femme, Guy pensait qu'il fallait avoir une quotidienne, une perpétuelle victoire. A ce prix, Nora pouvait devenir la plus merveilleuse des bien-aimées. Ce serait une créature d'amour incomparable. Mais il fallait, à ce petit cheval de pur sang, un dompteur attentif. Le don d'assimilation par reflet qu'elles ont toutes, était admirable chez Nora, mais pour qu'elle reflétât des pensées, il fallait être là, toujours là. Il faut bien «un corps quelque part, pour que le miroir ait une ombre». La femme ne peut refléter que des idées incarnées. Celles qui parlent «d'idée pure» font sourire l'homme de ce même sourire de sphinx qu'on leur voit à elles, lorsqu'elles nous trompent.

Or, Guy, maintenant, après les ivresses premières, se rappelait tout à coup son âge. Il venait de retrouver pendant deux ans les émotions de la vingtième année, et il touchait à la cinquantaine, quand Nora n'avait pas vingt ans! Elle lui apportait sa jeunesse; il ne pouvait lui donner que des regains.

Dès l'heure où ce rapprochement, auquel il avait toujours songé, lui devint si sensible qu'il lui parut brusquement tout nouveau, il eut peur. Il s'attacha à cette mélancolique idée. Son humeur devint sombre. Il se sentit perdu.

Il reconnut, en ce temps-là, qu'il n'avait jamais aimé, jamais, en aucun temps! Qu'avaient été pour lui les autres femmes? Laquelle avait-il ainsi possédée complètement, à toute heure? Quand avait-il été le maître absolu? Il avait connu la galanterie, le caprice, l'âpre passion,—mais l'amour, l'amour protecteur et tendre, suave et fort, qu'il éprouvait aujourd'hui? l'amour prêt au sacrifice? l'orgueil de se dire: Je suis le premier, je serai le seul; je ferais tout pour elle, comme elle ferait tout pour moi? la joie de tenir contre sa poitrine,—dans sa main, pour ainsi dire, tout entière dans sa main, tant la bien-aimée était mignonne,—un être à lui, librement voué à lui, conquis pourtant, créé par lui, uniquement sien? Ah! pour garder ce bien suprême, pour s'assurer cette égoïste joie de n'être qu'à elle, de souffrir et de mourir en l'aimant ainsi, elle, l'inattendue, l'incomparable amoureuse,—quelles folies n'eût-il pas faites, le Guy finissant, qui avait donné sa jeunesse à des simulacres d'amour!

Et il les revoyait toutes. Il passait, ce don Juan vieilli, la revue sinistre des aimées d'autrefois. Laquelle eût-il, aujourd'hui même, préférée à sa chère enfant? aucune. Et il avait, à présent qu'il n'était plus jeune, une telle admiration pour la jeunesse, qu'il ne parvenait pas à trouver vraisemblable son étrange bonheur! Il s'en reconnaissait indigne. Il sentait, dans cette modestie même, la preuve de son indignité. Non, il ne méritait plus que la vie lui fût si bonne et si belle. Et, pris de terreur superstitieuse, il se croyait parfois à la veille des catastrophes étranges qui guettent les trop heureux; il eût volontiers, comme le Denis de la légende, jeté à la mer un anneau précieux, pour conjurer les Moires, les divinités funestes.

—Oh! Nora! Nora! mon enfant, ma femme!

Quand il prononçait ces deux mots, les plus fréquents sur ses lèvres,—son cœur, comme évanoui, tout entier fondait dans un bien-être douloureux.

Guy avait emmené sa petite femme à travers le monde. Ils avaient, en deux années, visité toute l'Europe. Il avait fait connaître à la mignonne petite dame la beauté des sites les plus sauvages et les séductions des théâtres et des salons les plus choisis. En tous pays ses anciennes relations d'ambassadeur le faisaient accueillir par des fêtes.

Ce fut un voyage de noce, indéfiniment prolongé. Les étés au nord, les hivers au sud. Puis, sa première fougue, comme il arrive d'ailleurs aux plus jeunes, se calma un peu. Hélas! tandis que les forces se lassent, le désir ne vieillit jamais. Il rajeunit toujours dans l'homme toujours vieillissant. La satiété n'était pas venue pour Guy, mais il commençait à se répéter que le désir est infini et que les énergies humaines sont bornées. Infini pourtant restait, il le sentait bien, le gouffre ouvert dans le tout petit cœur de la petite Nora. Il y avait, dans ce cœur d'enfant, tout l'abîme qui, dans les humanités renaissantes, appelle l'éternel inconnu, amour ou Dieu.

Quand l'amour manque, il reste à l'homme la pensée; il ne reste à la femme que la religion, un mot qui n'existait pas pour Nora.

Alors, Guy, épouvanté, arracha tout à coup sa femme aux soirées, aux spectacles, au monde, et renonçant à tout pour l'enfermer, il vint habiter une villa voisine de celle de Mitry, à Cavalaire. Il croyait aussi qu'il n'y a pas de vertu féminine; que l'occasion seule a manqué aux femmes qui n'ont jamais failli, et il se mit en tête, pour éloigner d'elle toute occasion, de l'éloigner de tout.

Hélas! au fond de leur solitude, il s'exalta dans son idée fixe. Il lui arriva d'en parler, bien qu'il eût pris la résolution de la cacher... Vraiment, il devint un peu ennuyeux. C'était rendre pire sa situation, ou plutôt la rendre mauvaise, car Nora aimait Guy sincèrement, et les doutes de Guy étaient, jusqu'ici, la seule chose nuisible à ses intérêts d'amant.

Ah! certes, autrefois, Guy n'était pas jaloux! il se sentait fort; il se voyait beau; et, jeune, il était méprisant. «Une de perdue, vingt de retrouvées,» disait-il parfois avec gaîté, avec insolence. Mais aujourd'hui il n'a plus le droit d'être si fier. Il a bien trop d'esprit pour ne pas en convenir. Ce qu'il ne retrouverait plus, en tout cas, c'est cette jeunesse si mignonne, ces gestes et cette voix si près de l'enfance, ce caractère de révoltée qui a de si vifs retours d'obéissance et d'abandon, si jolis, si doux. Guy, en un mot, n'aime pas seulement, en Nora, la femme, la jeunesse et l'amour, il aime Nora, son âme et sa forme exceptionnelles, rares, son charme et ses défauts à elle, les joies qu'il en espère et le tourment qu'elle lui donne, la fureur, les emportements de sa chair, tout l'incertain de crainte et d'espoir qu'elle renouvelle sans cesse en lui, de par sa personnelle nature. Elle le fait vivre. Elle est sa vie, à présent. Si elle venait à lui manquer, Guy, sûrement, aurait fini d'être, puisqu'il aurait fini d'espérer et de craindre. Et ce malheur, à toute heure, lui semble menaçant, bien qu'il ne puisse dire comment il doit arriver!

En somme, Guy n'a pas confiance en lui-même, le malheureux! ou plutôt en son lendemain,—car aujourd'hui il est encore dans toute sa force et il a la haute prestance d'un homme resté jeune. Ce sont des prévisions qui le tourmentent. Son cœur seul, son esprit seul sont malades et défaillants. Guy court le risque d'attirer sur lui, par ses craintes mêmes, ce qu'il redoute. Il court le risque d'y faire songer, de l'inspirer, mais cette considération ne saurait l'arrêter, car Guy, pour l'instant, ne s'appartient plus.

Nora, dans les premiers temps, après avoir goûté les plaisirs vifs et changeants des voyages, trouve un peu monotone la vie à la campagne, mais on a la chasse, le cheval, les excursions, et quelques visites aux villes voisines. Et l'amour de Guy, toujours le même, console des tyrannies, des injustices du Guy inattendu que Nora a créé, pendant qu'il essayait, lui, de créer une Nora nouvelle. On va voir quelquefois François Mitry,—à qui elle n'a pas pardonné,—qui sourit tristement au couple mélancolique... et qui se demande tous les jours s'il n'a pas voué Nora à des malheurs futurs plus sombres que les siens.

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