Diamant noir
LXII
C'est une terrible chose que de s'abandonner tout entier à l'amour, à la jalousie, aux visions qui en sortent, fumées de ces grandes flammes.
Guy, bientôt après les premières ivresses, après les heures d'oubli infini, éprouva ce qu'on pourrait appeler la peur d'être heureux, et il se mit en devoir de gâter son bonheur sous prétexte de le rendre plus parfait. Vouloir le parfaire, n'était-ce pas chercher tout d'abord comment et pourquoi il n'était pas complet?
Nora, il faut le dire, se chargea très vite d'aviver ses inquiétudes, avec des mots téméraires ou insolents, avec des entêtements et des révoltes brusques. Devenue sa femme, elle révéla presque tout de suite les fonds les plus cachés de sa nature d'enfant gâtée, volontaire, contrariante. On eût dit qu'elle tâtait le terrain, qu'elle cherchait à voir si la volonté et les résistances du maître étaient de bon aloi. Lui, il eut peur d'abord de se trouver en présence de l'irréductible... Et maintenant une lourde porte s'était refermée derrière lui. Il était pris dans une cage étroite avec le petit léopard armé de dents et de griffes. Le repos de toute sa vie était au moins compromis. Le regret de n'avoir plus beaucoup de temps devant lui pour lutter, aimer, se défendre et vaincre, lui traversa le cœur comme une flèche. Il se mit à analyser, trop subtilement pour sa joie, les moindres incidents de la vie, les traits les plus fugitifs du caractère de sa petite femme.
Guy, bien inutilement, employait toute la puissance de son imagination à scruter le passé de Nora, à deviner sous quelles influences, grâce à quels faits, à quels actes, à quelles leçons, ce caractère s'était formé. Il maudissait quotidiennement et Mitry et Jacques et Gottfried,—puis songeait parfois que si Nora n'eût pas subi les injustices du père, si elle n'eût pas reçu une éducation funeste, elle ne serait pas devenue sienne, elle ne se fût pas jetée, réfugiée entre ses bras; et il était forcé de bénir ce qu'il détestait.
Le souvenir de Gottfried et de Jacques lui revenait trop souvent. Il s'interrogeait sans fin sur eux, il s'emportait à douter de Nora. Jusqu'où étaient allées ses curiosités? Alors c'était en lui des élans de haine contre ceux qui avaient transmis à cette enfant une expérience qu'il ne parvenait pas à mesurer.
Elle lui semblait profonde, cette expérience, à en juger par certains regards, par certaines paroles de Nora, qui contrastaient, même aujourd'hui, avec son air d'enfance, accusé encore par la petitesse de sa taille.
Dans les conditions précises où il se trouvait, il comprit la vie amoureuse comme un duel de toutes les secondes, acharné. Laisser prendre de l'autorité à ce petit être, qui, incapable de résister à la passion, gardait pourtant, au plus fort de ses entraînements, le plus étrange sang-froid, c'était se vouer par avance à toutes les défaites. Qui donc allait être terrassé, de la bête ou du dompteur? Toute sa vie lui parut résumée dans cette question.
Il s'était promis à lui-même, il avait promis au malheureux François Mitry de tout mettre en œuvre pour modifier en Nora les vices d'une éducation trop libre, pour lui faire comprendre (selon ses propres paroles) les devoirs et l'idéal. Cette mission qu'il s'était donnée était trop d'accord avec ses désirs d'époux, avec ses volontés de seigneur et maître, avec ses aspirations de jaloux autoritaire,—pour qu'il y manquât.
Guy s'aperçut très vite que, dans le duel qu'il engageait, une de ses infériorités serait la surprenante facilité avec laquelle l'homme oublie les torts de l'adversaire aimée dès qu'elle veut bien paraître les oublier elle-même. Les plus lancinantes douleurs physiques sont ainsi abolies dans le souvenir, dès qu'elles s'apaisent.
Les vrais aimants n'ont pas de rancune. Or, Guy pensait avoir besoin de se rappeler les moindres traits du caractère de Nora. Il s'était surpris à ne pas lui montrer assez qu'il n'oubliait rien. Il s'étonnait parfois de ne plus tenir aucun compte de tel grief dont il avait beaucoup souffert. Dès qu'elle lui souriait, l'enchantement lui venait et il ne savait plus rien d'elle sinon qu'il l'aimait aveuglément.
Aussi, afin de s'armer contre les défaillances de sa mémoire d'amoureux, il prit en habitude de noter presque chaque soir ses émotions de la journée.
Il eut recours plus d'une fois à ce journal pour y rechercher une raison de s'affermir contre la terrible petite sorcière, aux heures où elle prenait des airs attendrissants de petit ange plein de candeur.