← Retour

Diamant noir

16px
100%

XXV

Un matin Nora surprit Mlle Marthe en train de faire un coup d'État.

Après avoir insidieusement consulté M. Mitry, qui avait répondu: «Faites ce que vous voudrez,» Mlle Marthe était allée à la salle à manger, et elle retirait de leur place habituelle la timbale d'argent, le couvert et la serviette de Nora... L'heure, pensait-elle, était venue.

Mais Nora la surprit, et sans rien dire, nerveusement, courut remettre les choses en place.

—Eh bien, mademoiselle, que faites-vous! s'écria l'Allemande décontenancée à la fois et furieuse.

—Ce qui me plaît! dit Nora, d'une voix pétillante, l'œil étincelant, la bouche mince, les doigts crispés.

Et elle s'assit sur sa chaise, résolument.

—Ce n'est pas l'heure encore du déjeuner; on n'a pas sonné la cloche... Quittez la table tout de suite! ordonna l'institutrice en colère.

—Quand vous aurez quitté la salle à manger! dit l'enfant dont les pieds se crispèrent sur les barreaux de la chaise.

Jupiter, impassible, entra et vint se coucher à ses pieds.

Mlle Marthe osa prendre Nora par le bras et la tirer violemment à elle.

L'enfant s'accrocha à la nappe. Les verres et les carafes chancelèrent; deux assiettes glissèrent et se brisèrent à grand bruit sur le parquet.

—Laissez-moi, laissez-moi! criait Nora hors d'elle, toute crispée... Ne me touchez pas!

Elle trépignait. Et comme Mlle Marthe, perdant toute retenue, la saisissait enfin par les deux épaules:

—Jupiter! cria l'enfant éperdue, comme elle eût crié: «Maman!» ou bien encore comme elle eût crié: «Guy!»

Jupiter avait pris entre ses dents le bas de la robe neuve de Mlle Marthe, et il y pratiquait consciencieusement un trou raisonnable.

François Mitry, attiré par tout ce bruit, entra:

—Mademoiselle a ordonné à son chien de me mordre, grinça Mlle Marthe. Voyez plutôt!

Elle étalait sa robe.

François Mitry s'avança sur la petite. Le colosse leva la main. Devant lui, l'enfant, la tête haute, l'œil ardent, démesurément dilaté, jetant une flamme sombre, les pieds écartés et crispés, sa noire chevelure grésillante sur son dos, la narine frémissante et bien ouverte, se planta d'un air de défi.

—Bats-moi et tu verras! dit-elle héroïquement.

Elle ne tutoyait plus jamais son père. Dans ce petit visage enfantin, la figure de la femme faite, le visage de la morte, distinctement apparut. Le demi-fou vit rouge, il crut qu'il allait tuer!

Mais sa main folle ne put s'abattre. Jupiter, debout, aussi grand que l'homme, avait appuyé ses deux larges pattes sur les deux épaules du géant, et sa gueule ouverte, tout contre le visage, montrait toutes ses dents avec un grondement sourd.

L'homme, non sans raison, sentit la peur.

—A bas! gronda-t-il. A bas, Jupiter!

—Au secours!... Jupiter! hurlait Mlle Marthe devant la porte ouverte, par où elle se décida à fuir, sous couleur d'appeler plus utilement...

—A bas, Jupiter! répéta, de sa plus forte voix, François Mitry tout pâle, les deux bras tendus, les deux mains crispées vainement sur la gorge du terre-neuve qui ne reculait pas d'un pouce.

Cela dura quelques secondes, qui furent longues.

Alors, la voix fluette et radoucie de Nora murmura: «Ici, Jupiter!» et la lourde bête, retombant paisible sur ses quatre pieds, vint reprendre sa place derrière l'enfant.

Trois jours après, Jupiter fut offert en cadeau, par François Mitry, à des amis qui habitaient Cannes et qui demandaient depuis longtemps un fils de Junon et de Jupiter. Un matin, en s'éveillant, Nora appela son chien et ne le trouva plus.

On lui expliqua son absence. Ce fut une crise terrible. Elle versa, disait Catri, toutes les larmes de son corps. Elle frappa du pied, poussa des cris aigus, s'égratigna le visage et les mains, finalement tomba en convulsions.

—Cela passera, dit François Mitry. Je ne pouvais pourtant pas me laisser dévorer par un animal enragé, pour faire plaisir à cette enfant!

Après tout, il fut approuvé. Et Nora dut se calmer. Honteuse d'avoir donné à tout le monde le spectacle de sa douleur et de son humiliation, elle devint plus farouche, plus sombre que jamais. Elle chercha les coins les plus obscurs du parc, car on ne la laissait plus sortir dans la libre campagne, sinon accompagnée. Il naissait en elle, contre tout le monde, une sourde haine.

Ainsi Nora, sans mère, sans père, et sans chien,—pensait à Guy quelquefois encore et pensait souvent à mourir.

Chargement de la publicité...