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Diamant noir

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XXXIII

Comme il était arrivé déjà cinq ans auparavant, le jour même où il l'avait repoussée brutalement loin de lui, jetée contre terre et blessée, Nora, cette fois encore, ne connut pas les retours de tendresse de son père; elle ne sut pas qu'il l'avait baisée au front. Quand elle le revit, il était sombre comme à l'ordinaire, avec une nuance d'embarras vis-à-vis d'elle. Elle en conclut qu'il reconnaissait ses torts, et que la volonté qu'elle avait montrée de mourir n'avait pas été inutile: il avait compris.

A partir de ce jour où il s'était fait à lui-même des réflexions inspirées par la mort, François Mitry résolut, mais froidement, de se montrer plus indulgent pour Nora. La voix d'outre-tombe avait remué en lui des profondeurs trop mystérieuses pour qu'il l'oubliât dès le lendemain, et n'en tînt nul compte. Et peut-être le malentendu eût-il cessé peu à peu entre l'homme et l'enfant si Nora eût voulu s'y prêter, mais elle était d'une fierté plus indomptable que jamais. Sa résolution de mourir avait effrayé tout le monde autour d'elle. Cette action, qui n'était pas d'une enfant, en imposa à tous. Elle le sentit, et commença à gouverner tyranniquement, avec des attitudes d'orgueil et des paroles d'insolence,—plus marquées que jamais.

Plein de bonnes intentions, Mitry, un jour, en revenant de Nice, ne trouva rien de mieux, pour exprimer à Nora ses sentiments nouveaux, que de lui rapporter un bijou. C'était un bracelet de grand prix, le fermoir étant orné d'un brillant assez gros, et le cercle, çà et là piqué d'un saphir. Si joli que fût l'objet, il faut convenir que, pour plusieurs raisons, le choix d'un bijou n'était pas heureux. Nora, en effet, avait remarqué que Mlle Marthe, depuis quelque temps, se parait comme une châsse. L'enfant n'avait pas eu de peine à deviner que bracelets, colliers, boucles d'oreilles et chaînes de montre, offerts à Marthe, ne prouvaient pas seulement la générosité, mais surtout la reconnaissance de Mitry. Elle entendait fort bien que tout cet étalage de bijouterie répondait, comme un remerciement, à des services exceptionnels. Elle-même, Nora, ne portait jamais de parure. Elle n'en avait pas besoin dans ses courses à travers bois, et son goût de fillette pour ce qui brille se satisfaisait assez durant les heures qu'elle passait à contempler les bijoux de sa mère, étincelants et dormant derrière leur vitrine, et qui parlaient, ceux-là!... Le diamant noir, à lui tout seul, avait dit bien des choses déjà au cœur de la fillette, et il aurait fallu des joyaux vraiment singuliers, pour étonner Nora et pour la tenter.

Mitry, avec son riche cadeau, fut maladroit et il le fut logiquement parce qu'il n'aimait pas la pauvre petite.

Après les graves événements dont le souvenir était entre eux, il l'eût touchée à coup sûr, en lui offrant un rien, une fleur cueillie pour elle, une simple fleur sauvage... Il n'y songea point.

—Nora, dit-il, j'ai déposé tout à l'heure, en votre absence, dans votre chambre, un petit souvenir pour vous, que j'ai rapporté de Nice. C'est un bracelet qui n'est pas sans prix; il ne déparera pas votre boîte à bijoux quand vous serez une femme. J'espère qu'il vous fera plaisir.

Elle ouvrit des yeux étonnés et, à la fois, pleins d'indifférence.

—Un bracelet? dit-elle. Je n'en mets jamais.

Elle pensa aux parures nouvelles de Marthe, crut revoir une scène qu'elle n'oublia jamais, celle qui l'avait poussée à fuir la maison, à courir vers la mort,—et elle ajouta méchamment, pâle et les lèvres minces:

—C'est à mademoiselle Marthe qu'il faut donner ces souvenirs-là... Et, avec votre permission, je lui offrirai celui dont vous me parlez; il est vraiment trop riche pour une jeune fille et il lui ira mieux qu'à moi.

Mitry la regarda avec stupeur. Elle pensait bien faire acte de vengeance, mais elle ne se doutait pas de toute la portée de ses paroles.

La vengeance fut complète lorsqu'elle ajouta:

—J'ai, moi, les bijoux de maman!

Sur ce mot, François aurait pu s'attendrir. Il s'irrita au contraire:

—C'est bon, dit-il rudement, je vous autorise à offrir à mademoiselle Marthe, le bijou que vous trouverez dans votre chambre.

Nora pensait aussi que son père aurait pu lui remettre ce souvenir au lieu de lui annoncer qu'il l'avait déposé chez elle. Et lui, tout simplement, n'avait pas osé. Il avait senti, sans y croire, le refus possible.

Le soir, Mitry trouva sur sa table l'écrin que Nora lui avait rapporté... Il en éprouva une sorte d'humiliation et garda un ressentiment. La leçon était dure. Elle lui fut d'autant plus pénible, qu'il reconnut, après réflexion, l'avoir méritée de plusieurs manières. Il n'aurait pas dû traiter l'enfant tout juste comme il traitait sa maîtresse, et s'il désirait vraiment la reconquérir, le moindre témoignage de tendresse vraie aurait été plus efficace.... Il y songeait un peu tard! Ce pauvre Mitry, en devenant sceptique, était devenu grossier.

Bientôt il n'eut plus vis-à-vis de l'enfant terrible qu'un sentiment: la crainte. Il craignit ses impertinences, ses lubies, son intelligence, ses divinations. Il craignit qu'elle lui reprochât ouvertement un jour d'avoir donné à Marthe la place qu'en effet il avait laissé prendre à l'Allemande.

Il eut peur surtout, et à chaque instant, de pousser la révoltée à des résolutions extrêmes.

Pour bien des choses qui pouvaient la contrarier, il prit soin de se mieux cacher d'elle, ou de biaiser. Dans sa lutte avec la toute petite il était vaincu. Elle en abusa inexorablement, tous les jours un peu plus. La volonté de Nora devint souveraine en dépit de Mlle Marthe qui fut invitée à «ne pas faire attention»... Conseil d'ailleurs superflu. Et comme les communications affectueuses ne s'établirent pourtant pas entre Nora et son père ni aucune autre personne de la maison, il advint que la petite maîtresse du logis n'y commandait pas au nom de l'amour, mais de la crainte, une crainte vague et sans cesse pénétrante, qu'on avait de la violence de ses sentiments, de ses rancunes, de sa haine.

Elle fut l'enfant que l'on gâte mais qu'on n'aime pas. Bientôt rien ne résista à ses fantaisies, et elle fut libre.

Elle eut une petite voiture attelée d'un âne d'Alger, pas plus grand que Jupiter, et qui l'emmenait seule, à droite, à gauche, sur les chemins déserts et charmants qui suivent les caprices de la côte. Elle eut un petit cheval arabe, nerveux et souple, qui, enjambant bruyères et romarins, grimpait les sentiers rocailleux de la montagne les plus ardus ou qui, le long de l'immense plage de sable, l'emportait en des galops effrénés, sa longue crinière et sa queue noires battant son col et son flanc d'un gris rosé et doré, ses sabots faisant rejaillir l'écume des vagues... Elle eut une petite embarcation à elle, qu'elle apprit à manier et qui lui donnait pour empire tous les creux des rochers jusqu'au Lavandou dans l'ouest et à Camarat dans l'est.

Elle avait treize ans; elle était de taille exiguë, très bien proportionnée, ce qui faisait son charme et toute sa grâce;—et, si petite et si jeunette, elle avait le train d'existence d'une orpheline riche, qui échappe au tuteur amoureux et faible.

Les leçons de cheval, c'était Jacques Maurin qui les lui avait données.

Né à deux lieues de là, dans la plaine de Grimaud, fameuse dans toute la Provence pour les chevaux qu'on y élève et pour ses courses annuelles, le petit Maurin, dès l'enfance, avait gardé les poulains; il montait à cheval comme un Maure. Que de fois, il conduisit au bain le cheval de «Mademoiselle!» Tout nu sur le cheval nu, il le poussait dans les vagues, et il parlait avec tant d'enthousiasme de ses impressions sur la bête lancée à la nage, que Nora voulut les connaître par elle-même. Et il lui arriva dans un coin désert du rivage, de quitter tous ses vêtements et, à cheval à la manière d'un homme, les genoux serrés, les jambes pendantes de-ci de-là, sa petite poitrine, à peine naissante, frémissante au souffle du grand large, ses cheveux flottant sur ses épaules et noirs comme la crinière de sa bête, elle avait goûté la volupté d'être libre et nue au plein air, et d'entrer ainsi dans les vagues qui les enveloppaient tous deux de caresses fluides, fuyantes et rapides. La bête, sous elle, ondulait comme la vague même, et, dirigée vers l'horizon, donnait à Nora la sensation d'une fuite réalisée vers les infinis perdus, par un chemin que ne peuvent suivre que les navires et les monstres marins. Parfois la bête capricieuse, pour se débarrasser de l'enfant, baissait brusquement sa tête enfoncée sous les eaux, plongeait tout entière, et Nora regagnait la terre à la nage, seule, heureuse et comme fière d'être semblable à une bête des eaux ou à quelque fée marine des Mille et une Nuits.

On lui avait dit que parfois les chevaux qu'on pousse obstinément, malgré eux, vers le large, s'affolent d'avoir perdu pied, oublient le rivage et s'emportent jusqu'à la haute mer, jusqu'à la mort..... Elle espérait toujours, vaguement, cette folie. Et, en attendant, elle en réalisait d'autres. C'est ainsi qu'un jour, saisissant de son petit poing la queue de son cheval qui, après s'être débarrassé d'elle, retournait au rivage, elle se fit traîner dans l'eau derrière lui, dans son sillage, roulée cent fois sur elle-même dans les grondements de l'écume...

A ces jeux, elle apprenait, plus sûrement que par des caresses, la volupté de vivre et de rêver.

L'imprécis de désir qu'elle rapportait de ces aventures, lui mettait au cœur et dans l'esprit un rêve d'impossible entrevu, effleuré, qui l'accompagnait sans cesse. Elle aimait le vent qui passe et elle voulait le suivre; l'hirondelle de mer et la mouette qui rasent la crête des vagues, y trempent l'aile et remontent; le bruit de baisers que fait la feuille froissée contre la feuille et le grésillement des galets que la vague apporte, remporte, en les choquant par milliers l'un contre l'autre... Elle devenait plus sensible aux printemps, aux étés, au rythme des saisons, aux variations des heures, sons et couleurs, plus prompte à s'émouvoir des nuances du temps, qu'une divinité des bois ou des eaux. Son cœur se creusait pour ainsi dire; un vide sans fond s'y faisait qui déjà appelait des joies plus qu'humaines. Apaisée un peu tout d'abord, mais non consolée par les choses que Mlle Marthe appelait ses distractions, Nora conçut bien vite un dégoût définitif pour ce qu'il y a de nécessaire et de respectable dans les humbles occupations des existences ordinaires. Elle gardait au cœur sa plaie d'enfant, un sourd désespoir, un éternel regret, et, en même temps, elle avivait en elle une joie de vivre perpétuelle, un bonheur purement physique, sans fin, recommencé avec les matins et les soirs.

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