Diamant noir
XXXVII
Dans les bois, avec son cher Jacques, c'est une tout autre leçon.
Le petit Maurin, qui est un beau gaillard adolescent, arrive, se balançant un peu sur ses hanches, non sans grâce, sa chemise de toile bien propre entr'ouverte montrant sa jeune poitrine très blanche au-dessous de son cou bruni par le soleil.
—Voici l'écureuil que vous m'avez demandé... Vous les aimez donc bien, les bêtes?
—Beaucoup, Jacques. Elles ne sont pas si méchantes que les hommes, pour moi du moins... Rappelle-toi Jupiter... Est-ce que ça caresse comme les lièvres, les écureuils?
—Je ne sais pas. Celui-là ne m'a pas caressé encore. Après ça, je ne suis peut-être pas assez joli, ou bien il caressera plus volontiers une demoiselle. Essayez, pour voir.
Nora prend l'écureuil à deux mains, appuie le petit museau sur sa lèvre, mais l'animal effaré ne montre pas sa mignonne langue.
—C'est dommage! J'aime mieux les lièvres.
—Parce que ça caresse?
—Oui, Jacques; c'est si bon, les caresses! Et personne ne m'en faisait à moi, quand j'étais toute petite.
—Je vous ai bien embrassée, un jour, moi, pourtant, vous savez, mademoiselle Nora?
—Oui, le soir où tu m'as annoncé que Jupiter était mort?
—Et puis bien d'autres fois encore.
—Le jour où tu m'as apporté le lièvre?
—Et encore une autre fois, très importante.
—Je ne me rappelle plus.
—Cherchez un peu.
—Je ne sais pas.
—... Une épine vous avait piquée. Elle était restée dans la chair, là, au bas de votre jambe.
—Ça n'est pas embrasser, ça! dit la fillette sans aucun embarras.
Puis, d'une voix toute changée, devenue mélancolique:
—Pourquoi est-ce que c'est si bon de s'embrasser?... Tu aimes donc bien les caresses, toi aussi? Est-ce qu'on ne t'en a pas fait non plus, quand tu étais tout petit?
—Non, jamais; je n'ai pas eu de maman; ma grand'mère grondait toujours, et les pères n'embrassent pas, surtout dans «notre classe».
Une grande tristesse douce, infiniment bonne, emplit les grands yeux de Nora. Le souvenir de sa petite enfance sans caresse l'attendrit sur elle-même. On ne sait quel regret de maternité enfantine gonfle son cœur. Sa voix se fait tendre, comme voilée:
—Eh bien, pose ici ta tête; je vais te caresser, moi, Jacques, bien gentiment, comme j'aurais voulu être caressée.
Jacques a renfermé l'écureuil dans la cage étroite, et la cage dans son carnier.
Et maintenant, couché sur le dos, sa nuque sur les grêles genoux de l'enfant qui s'est assise, le jeune adolescent plein de force, est là, humble, muet, dans le ravissement de sentir deux mains très petites qui se posent sur son front et qui, l'une après l'autre, passent et repassent sans fin. Elle flatte les cheveux courts. Elle effleure de temps à autre les paupières closes, les joues où naît un duvet que le soleil irise, les lèvres fermes qui répondent par l'effleurement d'un baiser. Elle répète pour Jacques les tendresses que lui ont apprises ses bêtes familières. Ce qui, de ses animaux, lui semblait si doux, doit être doux aussi, venant de sa main, à elle Nora.
Étrange éducation en liberté où les douleurs lui ont appris le désir de vivre, les sensualités une certaine tendresse, les animaux un peu de bonté, les gens civilisés la colère et le mépris.
Le petit «leveur de liège» est heureux. Ses familiarités intimes avec Nora n'empêchent point le respect. Son maître à lui est un noble esprit qui, chaque jour, mêle à la leçon d'histoire ou de littérature une haute leçon sur la vie et sur l'amour. Cette noblesse de pensée agit peu à peu, passe au cœur du petit paysan, obscur descendant d'un mélange d'aïeux hellènes et arabes. Jacques est heureux d'aimer et d'être aimé comme un chien.
Hélas! pourquoi Nora a-t-elle d'autres maîtres que la nature et le petit Jacques! Pourquoi faut-il que Gottfried, sophiste et luthérien-jésuite, mette en formules «ad usum puellæ» une interprétation personnelle de la science moderne? «Tous les hommes, dit-il, sont vils et méchants; il faut leur être supérieur ou par la force, ou par la ruse qui est le triomphe de l'esprit. La vie étant mauvaise, on échappe à la douleur essentielle par le plaisir matériel ou par le rêve (l'idéal selon Gottfried), c'est-à-dire par la vision égoïste et solitaire des bonheurs qu'on n'a pas. Ce dernier moyen est inférieur au premier, bien qu'il comporte le joyeux oubli de la douleur des autres. Enfin, ce qui distingue l'homme de la brute, c'est qu'il peut faire de l'amour bien compris le plaisir par excellence, en éludant les conséquences funestes qui sont la propagation de la douleur par l'enfant. Et voilà vraiment la pitié suprême, puisqu'elle s'exerce envers des générations qui, grâce à elle, ne connaîtront jamais l'horrible malheur d'être nées!» C'est un essai d'éducation expérimentale. Is invenit cui prodest.