Diamant noir
L
François Mitry est à mille lieues de supposer ce qui se passe entre Guy et Nora. Et qui pourrait s'en douter? Guy a bien près de quarante-quatre ans. Elle n'en a pas beaucoup plus de seize.
Mitry a paru, plus que jamais, ne pas s'occuper de sa fille; il n'a jamais été si attentif pourtant aux faits et gestes de l'enfant. Il voit bien que le jeune Alfred est tout à fait négligé par elle. Il est persuadé que Louvier est en bonne voie, et il s'en réjouit.
Nora mariée, il oubliera ces sept ou huit années de martyre où il lui a fallu subir la vue de cette petite, trace vivante de la fourberie de Thérèse.... Thérèse?... voilà le nom qu'il ne peut prononcer ni entendre sans un secret frémissement. Amour et haine, à ce nom, gonflent son cœur. Ce nom, c'est le ferment toujours prêt à lever en lui et à bouillonner.... Enfin, la petite enfance de Nora appartient au passé. Un homme va la prendre, l'emmener loin de lui, à jamais. Quel soulagement! Oh! il se propose d'être un beau-père commode: on ne le verra pas souvent!... Après tout, il a fait son devoir strict envers cette petite. Il l'a négligée et laissée trop libre, c'est vrai,—mais dans une solitude où elle était à l'abri des mauvaises influences bien mieux qu'on ne peut l'être dans les villes. Ce Gottfried, il faut l'avouer, est un idiot,—mais qui sait beaucoup de choses. Il n'a tenu qu'à elle de tout apprendre de lui, et de Marthe.
Voilà ce que pense François Mitry, tout en s'occupant de ses hôtes.
Or, il y en a deux qui ne lui sont pas agréables. Ce sont les Morigny. Comment n'a-t-il pas pensé que Mme de Morigny lui parlerait surtout de Thérèse et de Lucien, et qu'elle était peut-être leur confidente! Lorsqu'il a reçu la lettre par laquelle les Morigny lui annonçaient leur retour en France, et demandaient à le revoir, il était préoccupé de mille affaires, en train d'écrire à tous les autres invités,—et il a répondu étourdiment à Mme de Morigny par une invitation aimable. Est-ce étourdiment? N'a-t-il pas songé, une seconde, que par cette Mme de Morigny, il aurait peut-être des détails nouveaux sur son grand malheur? Quels détails? il sait tout. Qu'a-t-il besoin de renseignements? Qu'a-t-il besoin de faire mettre le scalpel dans sa vieille plaie fermée? Voilà ce qu'il s'est dit lorsqu'il a revu cette femme, d'ailleurs distinguée et qui est encore belle. Elle est triste, elle aussi. Elle a perdu, à l'étranger, une fillette que Nora, dit-elle, lui rappelle beaucoup.... Elle n'est pas amusante, la pauvre femme.... Encore une qui a dû tromper son cher mari! A présent, Mitry doute de toutes les femmes.... Et depuis l'arrivée de Mme de Morigny, il évite avec soin de se trouver seul avec elle pour ne pas lui laisser entamer le chapitre des condoléances et avoir à subir l'éloge, en quatre points, de sa bonne amie Thérèse!...
Enfin, Mme de Morigny lui a demandé, d'une façon formelle, un entretien particulier. Il n'a pu refuser.
—Je vous ai paru préoccupée, depuis deux jours que je suis ici, n'est-ce pas?
—Un peu, madame.
—C'est qu'en effet je cherchais, sans la trouver, une occasion de causer secrètement avec vous... J'ai dû finir par vous demander cet entretien.
—Je suis à vos ordres, madame. N'êtes-vous pas une ancienne amie?
—De votre chère femme, et par conséquent de vous, oui, cher monsieur Mitry.
François Mitry pâlit un peu et son front s'est plissé.
—Je vous demande pardon de réveiller vos plus douloureux souvenirs, mais il le faut.... Du reste, ne pensons-nous pas toujours à nos morts? Les paroles n'aggravent pas notre douleur, et la soulagent quelquefois.... Moi, tenez, j'aime à parler de ma fille!... Nous étions au Brésil quand elle est morte, deux ans après notre départ de France. Elle aurait tout juste l'âge de la vôtre.... Vous la rappelez-vous, ma pauvre fillette?
—Oui, oui, dit François....
—Hélas! mon excellent monsieur Mitry, je ne sais plus comment m'y prendre pour avouer ce qui me reste à vous dire... J'aimerais mieux... Il ne faut pas surtout que mon mari apprenne que nous avons causé secrètement... car j'ai peur de tout, même après tant d'années....
Et brusquement, regardant François Mitry en face:
—La chambre de votre femme, est-il vrai que vous y ayez conservé toutes choses en place comme de son vivant?
—C'est vrai, dit François Mitry.
—Eh bien, voulez-vous m'y conduire? Ce sera plus simple....
—Venez, dit-il, étonné.
Que va-t-il apprendre? Il marche devant elle; il est sans inquiétude, du reste. Le plus grand des malheurs, le seul qu'il ne songeât point à redouter, ne lui est-il pas arrivé, après la mort de Thérèse? Cela a changé, gâté sa vie. Il s'est consolé comme il a pu. Est-il vrai que la plaie soit fermée? non. Elle saigne toujours, au fond, mais elle est cachée à tous les yeux. Il lui arrive encore de s'attendrir en regardant par hasard le portrait de Thérèse, ou les yeux de Nora qui lui ressemble tant, mais il n'a plus embrassé, depuis longtemps, ni l'enfant, ni le portrait. Il ne croit plus à l'amour, à la fidélité, aux niaiseries du sentiment. Il n'est plus qu'un vieux célibataire, ami du repos, et qui se donne des plaisirs réguliers, ordonnés méthodiquement. Il joue, chasse, et ne déteste pas les plats doux. Mlle Marthe les réussit à merveille. Il se demande s'il ne finira pas par épouser cette aimable personne, afin d'avoir dans ses vieux jours une servante qui ne lui donne pas son congé pour aller à d'autres affaires. Il en est là. Et tout cet arrangement d'existence est si simple, si bien conçu, si solide, si bête, qu'il ne voit pas trop quel événement ou quelle parole pourrait le troubler, et faire tressaillir son cœur desséché, de sceptique positif. Que Nora soit mariée, qu'il en soit débarrassé, et il songera à lui-même, uniquement.
Il marche devant Mme de Morigny pour lui montrer le chemin. Il se sent tranquille, un peu curieux cependant, malgré tout.
—Voici la chambre de ma femme, dit-il en ouvrant la porte.
Elle entre et, sans un mot, va droit au meuble où il a trouvé les horribles lettres.
Il la regarde, stupéfait.
—Me permettez-vous d'ouvrir ce tiroir secret?
Pétrifié, il fait pourtant signe que oui. Elle ouvre. Le tiroir est vide. Elle regarde François Mitry qui est tout pâle. Il n'ose comprendre sa propre pensée. Il s'épouvante d'une terreur qui lui vient!
Il regarde Mme de Morigny d'un œil fou.
—Mes lettres, monsieur, dit-elle, qu'en avez-vous fait?
Ce mot le frappe comme une balle de fusil. Il chancelle.
—Vos lettres? murmure-t-il.
—Oui, mes lettres....
Il sanglote:
—Je les ai....
—Et vous les avez lues!... Ah! monsieur Mitry! monsieur Mitry! quelle honte m'est infligée devant vous!...
Et alors, la pauvre femme, tout en larmes, entreprend de se défendre:
—Je vous demande encore une fois pardon de vous entretenir d'autre chose que de la morte bien-aimée et, en même temps, de vous la rappeler d'une façon si vive, mais je tiens tant à ces lettres, surtout depuis la mort de Lucien Houzelot!.. Il est mort l'année dernière. Ma chère Thérèse connaissait mon malheureux amour pour lui, et les affreuses, les inévitables raisons qui m'ont mariée à monsieur de Morigny.
François Mitry a fermé les yeux. Mme de Morigny parle à un fantôme. Le malheureux regarde, en lui-même, le désastre de sa vie, les ruines fumantes de son cœur!
Mme de Morigny poursuit, et le flot de ses paroles passe sur lui comme l'eau d'un torrent sur un homme qui se noie, sans lutte, attaché aux pierres du fond:
—Vous comprenez, n'est-ce pas? poursuit-elle.
Et ce mot «vous comprenez» sonne aux oreilles du malheureux comme une infernale ironie!
—Vous comprenez? dit-elle. La vie est horrible, voyez-vous! Il y a des circonstances fatales dont on ne peut s'évader. Elles vous enserrent. Du dehors, les gens ne comprennent pas, ils condamnent. Mais ceux qui souffrent, ceux qui subissent, ceux qui sont pris, terrassés, vaincus par les passions et les circonstances, ceux-là pourraient dire comment ce qui semble impossible arrive au contraire sans qu'on ait pu l'éviter... Mes lettres, monsieur Mitry, gémit-elle, de grâce, rendez-les-moi bien vite; où sont-elles? c'est pour les ravoir avant tout que j'ai prié mon mari de vous écrire, que je l'ai contraint à venir ici... Il fallait, n'est-ce pas?... Je sais bien, on devrait brûler peut-être ces souvenirs-là, mais moi, je n'ai pas pu, je ne pourrais pas encore... J'ai cru que je ne devais pas. Je vais vous dire pourquoi; je vais tout vous dire: ces lettres contenaient l'aveu du père... Vous ne comprenez pas?... Tant que ma fille vivait, je voulais avoir, pour elle au besoin, ces lettres de Lucien! où il parlait d'elle comme d'une fille bien-aimée... Mon cher et pauvre Lucien! Thérèse l'aimait, Lucien, à cause de moi, par pitié pour lui et pour moi. Dans sa pureté, elle avait compris ma faute, l'avait pardonnée, et elle avait daigné en garder la trace et la preuve,—par pitié pour moi, à ma demande... pour rendre service à ma fille, à Lucien, à moi! Où sont mes lettres, monsieur Mitry?
François Mitry, du pas d'une statue, s'éloigne, va dans sa chambre et en revient avec les lettres...
—Les voici! dit-il.
Mme de Morigny ouvre le paquet, l'examine rapidement.
—Il en manque trois, fait-elle. Pourquoi?
Et François, d'une voix d'agonisant:
—J'avais voulu brûler le paquet. Seules, les lettres qui manquent ont été consumées. Alors seulement... j'ai lu...
Mme de Morigny regarde, effarée à son tour, la blancheur de mort répandue sur le visage de Mitry... Il garde les yeux fermés.
Elle avait cru jusqu'ici qu'il souffrait au seul souvenir de Thérèse. Elle comprend maintenant l'horreur de la vérité.
—Et vous avez cru?... Elle n'achève pas.
François Mitry, anéanti, baisse la tête pour dire: Oui!
—Ah! malheureux! malheureux! malheureux!
Elle s'affaisse sur une chaise:
—Monsieur Mitry, dit-elle après un silence d'angoisse, j'ai pour devoir maintenant de vous apporter une lumière complète, qui éclaire votre affreux malheur jusqu'au fond,—et qui lave le souvenir de Thérèse. Avec les trois lettres brûlées, il y avait une note de ma main, à vous adressée, qui expliquait tout—car j'avais voulu prévoir une erreur que cependant je jugeais impossible... Grâce à la précaution que j'avais prise, la possibilité d'une erreur semblait conjurée, et cependant, voilà!... Mais, poursuit-elle, ces lettres n'étaient pas signées?...
—Je connaissais, répond Mitry, l'écriture de Lucien. Et puis, le paquet portait son chiffre.
—Mais le nom de Thérèse n'apparaît nulle part, dans ces lettres!...
—Pas plus que le nom de l'enfant. Les lettres n'étant pas signées, il était naturel qu'on n'y nommât personne. Tous les autres détails, l'âge de l'enfant, tout, pouvaient se rapporter... à moi!... à Nora!
Mme de Morigny éclate en sanglots:
—Ah! ma pauvre Thérèse! je t'ai fait plus de mal après ta mort qu'on n'en peut souffrir vivante!
Et d'un accent de rage, elle ajoute:
—C'est une fatalité sans nom!... Devant ces infamies de la destinée, il n'y a rien à dire, n'est-ce pas?
Elle regarde encore Mitry. Il est toujours debout, de plus en plus pâle, toujours pareil à une statue de la stupeur et de l'angoisse. Ses lèvres maintenant se mettent à trembler...
—Courage! monsieur, dit la pauvre femme! courage!
Et doucement, croyant bien faire, elle ajoute:
—Voyez-vous, il fallait croire en elle, croire aveuglément, car c'était une âme de sainte. Vous n'avez pas cru! Voilà votre faute. Ah! monsieur Mitry, il faut croire aux âmes, bien plus qu'aux faits!
Et François Mitry s'imagine entendre la morte elle-même lui répéter tout haut ce qu'elle lui murmurait le matin où il trouva Nora couchée dans ce lit funèbre qui est là sous ses yeux. «C'est l'âme seule—disait la morte,—qui est une vérité, et quand elle est connue, c'est un crime de s'attacher aux réalités. Les faits et les réalités sont des apparences. Les apparences peuvent mentir. Les âmes ne mentent point. Seulement, il faut savoir les approfondir et les connaître. Tu devais croire en moi, car tu avais vu mon âme, ou si tu ne l'avais pas vue, c'est donc que tu ne m'avais pas assez bien aimée. Tu as douté de l'âme que tu devais connaître; et cela, c'est un crime d'amour, et de cela, tu as été puni affreusement!
«Mais elle, elle, ta pauvre enfant, ta fille, quelle faute avait-elle commise et pourquoi l'as-tu châtiée? Et quand même elle n'aurait pas été le sang de ton sang, pourquoi n'as-tu pas eu pitié de son innocence? Voilà le second crime qui, aujourd'hui, est puni en toi... François, François,—répète la morte,—je te l'avais bien dit: tu t'es séparé de l'amour!»
Et, en tombant de tout son long sur le lit tragique de Thérèse, le colosse abattu crie, à travers ses sanglots:
—Nora! Nora! mon enfant, ma fille! Nora! ma fille! mon enfant! Oh! pourquoi est-il trop tard? et pourquoi tout cela? pourquoi tout? pourquoi? pourquoi? pourquoi?